Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »
Un rapport accusateur : « Racisme et police en France »
À la demande de la Fédération internationale des droits de l’homme, Jean-Claude Bernheim et Giovana Borgese ont établi un rapport sur le racisme au sein de la police en France, suite à une enquête réalisée entre juillet et octobre 1991 [1]. À l’issue de multiples rencontres avec des policiers, des représentants syndicaux, des magistrats, des avocats, des représentants d’associations et de témoignages recueillis, le rapport conclut à l’existence d’un racisme au quotidien dans la police française. « Les autorités politiques et policières bien au fait de la réalité n’ont pas encore eu le courage d’admettre la réalité et d’intervenir pour assumer leurs responsabilités ».
Deux ans après la rédaction de ce rapport, à l’heure où le Parlement vient de voter une loi qui élargit considérablement le champ d’intervention des forces de police en matière de contrôles d‘identité, les observations des enquêteurs de la FIDH rendent un écho particulier...
Les manifestations de racisme « les plus criantes » se situent lors des arrestations, des contrôles d’identité, des gardes à vue.
Après avoir retracé l’évolution jurisprudentielle et législative relative aux contrôles d’identité, les auteurs en concluent que les contrôles d’identité tels qu’ils sont autorisés actuellement, ouvrent la porte à des abus de toutes sortes. « Est-il pensable, dans une société démocratique, d’autoriser les représentants de l’État à effectuer des contrôles d’identité au hasard pour éventuellement repérer des délinquants faisant l’objet de recherche, sous le coup d’un mandat d’arrestation ou de dépôt ? ». Selon les auteurs du rapport, un tel pouvoir est non seulement inconstitutionnel mais également en contradiction totale avec les principes démocratiques.
Pouvoir exclusif de la police judiciaire, la garde à vue est « l’acte le plus attentatoire aux libertés de tous ceux qui peuvent être accomplis par la police ». Cette mesure de coercition, en opposition directe avec l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, s’est développée « en marge du droit et des droits des individus, avec la complicité des autorités politiques et judiciaires ». Les critiques formulées à l’encontre de la réglementation de la garde à vue sont nombreuses : le rapport dénonce le « piège » auquel peuvent mener les réponses favorables aux convocations de police, à savoir que l’intéressé peut être contraint de demeurer à disposition et faire éventuellement l’objet d’une garde à vue. « Un témoin, un ami ou un membre de la famille d’un éventuel suspect peut ainsi être séquestré légalement ». Les garanties prévues pour s’assurer « du peu de droits » dont jouissent les gardés à vue se limitent à des « mesures procédurales plus symboliques qu’efficaces dans les cas d’abus » ; en effet, « selon des informations concordantes » recueillies par les auteurs du rapport, l’intervention d’un médecin à la demande du gardé à vue est d’une « efficacité toute relative » puisque certains d’entre eux signent des certificats en blanc. Quant au contrôle du procureur de la République sur le prolongement de la garde à vue, « en pratique la prolongation intervient généralement sans que l’intéressé soit présenté au procureur de la République qui se borne à remplir un formulaire de prolongation ».
La situation qui prévaut actuellement en matière de contrôle d’identité, de garde à vue, de droit à l’avocat, place les personnes se trouvant sur le territoire français dans une situation que le rapport qualifie de très vulnérable : « Il ne leur est reconnu que très peu de droits et il leur est pour ainsi dire impossible d’obtenir réparation si elles sont l’objet d’abus ; pire, elles en subissent des répercussions graves au niveau de leur liberté ».
S’agissant de la question du racisme des policiers, dont sont victimes certains étrangers, la réponse de la FIDH est claire : « il n’est plus possible de nier qu’un racisme au quotidien existe bel et bien ». Encouragé par les articles du Code de procédure pénale qui régissent les contrôles d’identité, il est également « supporté par la passivité, sinon la complicité, des supérieurs hiérarchiques ». Les directives adressées aux policiers peuvent contribuer à l’accomplissement de missions discriminatoires, par exemple les contrôles d’identité visant à détecter les immigrants en situation irrégulière. « Pour répondre aux attentes des autorités, faire du chiffre, les policiers vont interpeller en premier lieu des personnes qu’ils présument être des étrangers en situation irrégulière et dirigeront leur action vers les Noirs et d’autres individus qui, par leur physique, sont plus susceptibles d’être des immigrés ». Selon le rapport, cette discrimination policière est « légalisée (…). Les policiers racistes agissent en toute impunité (…) et sont aussi encouragés par la structure organisationnelle ».
Pour la FIDH, « tous savent comment les choses se passent : au hasard, on intercepte les personnes ayant un type physique non conforme au profil "national" ; dans un lieu défini et quadrillé, toutes les personnes ayant un physique "étrange" sont contrôlées dans l’espoir que parmi celles-ci se trouveront des individus en situation irrégulière. Par exemple, l’on se poste dans une station de métro à proximité des tourniquets et l’on contrôle toutes les personnes ayant un type physique précis, la peau foncée ».
Le rapport présente de nombreux cas concrets de racisme au quotidien dans la police : « Le 28 octobre 1991, vers 23h30, nous avons personnellement assisté à une telle procédure à la station des Halles, après avoir rencontré une délégation au Commissariat des Halles. Les policiers de faction contrôlaient systématiquement les personnes noires ou maghrébines ; de prime abord, aucune de celles que nous avons vues contrôler n’avait apparemment commis d’infraction. Les personnes conformes au type national n’étaient pas inquiétées ».
Comment réagissent les syndicats policiers face à la question du racisme ? Les rapporteurs ont constaté que les représentants syndicaux affichent des positions relativement fermes et déterminées quant à la dénonciation du racisme policier. « Il y a un consensus relatif au sujet du racisme policier (…). Il est admis que l’on retrouve une culture raciste au sein de la police. Un racisme dirigé non seulement contre des populations identifiées, mais aussi envers les marginaux en général et certains groupes de jeunes en particulier ». Quant aux sanctions applicables à l’encontre des policiers, elles doivent être sévères, estiment les syndicats. « Mais compte tenu qu’actuellement, les contrôles de l’action policière ne sont pas fiables tant au niveau des tribunaux que de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale des services (IGS), des réformes importantes doivent être mises en place », précisent les rapporteurs. Les représentants de la majorité des syndicats de police souhaitent plus de rigueur et de transparence. Le rapport souligne cependant qu’un syndicat d’extrême droite, la Fédération professionnelle indépendante de la police (FPIP), a connu ces dernières années une hausse inquiétante de ses résultats aux élections professionnelles (de 2,95 % en 1982 à 6,89 % en 1989, soit 3 432 policiers dont 313 inspecteurs et un score de 9,01 % chez les CRS).
Prévenir les dérapages, changer les mentalités
À partir de ce constat assez pessimiste, le rapport présente un certain nombre de propositions.
Le point de départ de tous les dérapages se trouve dans les contrôles d’identité dont la réglementation permet tous les abus : elle autorise les policiers à interpeller des personnes contre qui ne pèse aucun soupçon ni aucune preuve sur leur participation à un délit ou à un crime ; elle les incite à cibler des populations spécifiques caractérisées par la couleur de leur peau et leur présumée origine. Le rapport préconise donc la suppression pure et simple des contrôles d’identité et de la garde à vue. Il recommande par ailleurs qu’une permanence juridique soit mise sur pied et disponible 24 heures sur 24 afin qu’un avocat puisse être contacté sans délai et rencontrer son client sans contrainte.
L’autre volet des propositions concerne les sanctions qui s’imposent pour mettre un terme aux abus de pouvoir. Pour cela, le rapport recommande : la mise en place d’un conseil supérieur de l’activité policière, totalement indépendant des pouvoirs politiques ; la révocation automatique de tout représentant de l’État coupable d’abus de pouvoir caractérisé dans l’exercice de ses fonctions ; la condamnation automatique de toute action ou inaction raciste commise par un représentant de l’État.
Enfin, dernière recommandation : que la France applique réellement la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Conçue et adoptée dans la perspective de limiter l’action des gouvernements quand il s’agit de restreindre les droits et les libertés de la personne, cette Convention précise en effet que « la lutte contre le racisme passe d’abord et avant tout, en ce qui concerne les États, par la reconnaissance, le respect et la mise en œuvre des droits et libertés pour tous les hommes et toutes les femmes qui sont sous sa juridiction. Tout obstacle opposé à l’exercice d’un droit ou d’une liberté par un État démontre que le rapport de force entre les personnes et ce même État est en leur défaveur et que la force et le pouvoir prédominent ».
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