Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »

La gestion institutionnelle de la clandestinité

Dominique Duprez

 
Les réflexions qui suivent se fondent sur une recherche comparative menée sur deux groupes professionnels, les douaniers et les policiers de l’air et des frontières, à partir de rencontres avec la hiérarchie, de l’observation in situ des pratiques professionnelles et d’entretiens biographiques [1]. Il s’agit de voir concrètement comment se met en œuvre sur le terrain la lutte contre l’entrée de nouveaux immigrants en situation irrégulière. On constate que l’histoire et l’organisation des services jouent un rôle décisif sur l’orientation générale des pratiques professionnelles et que police et douane sont le résultat de deux histoires qui mettent plus les services en concurrence qu’en complémentarité.

La police de l’air et des frontières (PAF) est au cœur du dispositif de contrôle des flux migratoires. Il n’est pas anecdotique de constater que sa réorganisation est concomitante de la volonté de l’État de freiner l’arrivée de nouveaux immigrants : au début des années 1970.

La PAF faisait partie de la direction des renseignements généraux (RG) au sein de la police nationale. Sa mission essentielle était de faire du renseignement aux frontières. C’est dans une circulaire du 10 novembre 1972 que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, informe les préfets et les directeurs de services centraux que la PAF est directement rattachée à la direction générale de la police nationale et que « l’aspect opérationnel de son action sera très nettement accentué » en « raison des événements ». La modification de la politique d’immigration en est certainement la clef de voûte.

Parmi les missions qui doivent être l’objet d’une « attention particulière », arrivent en premier lieu :

  • l’exécution des mesures administratives et des directives d’application de la politique d’immigration ;
  • la répression des activités illicites concernant l’immigration étrangère.

L’arrêté du 1er août 1973 du ministère de l’Intérieur ne fait que confirmer la situation transitoire de 1972. Il crée un service central de la PAF comprenant sept secteurs correspondant aux zones de défense et des circonscriptions départementales. Une autre circulaire du même ministre, en date du 31 octobre 1973, précise que les chefs de ces secteurs dépendent hiérarchiquement du chef du service central de la PAF, mais qu’ils sont aussi placés, pour emploi, sous l’autorité du préfet du département du chef-lieu de défense.

Cette dualisation de l’autorité hiérarchique est souvent source de difficultés : l’autorité centrale privilégie la mobilité à l’intérieur des frontières pour s’adapter aux échéances européennes, notamment dans la perspective des accords de Schengen, l’autorité préfectorale ayant en maints endroits tendance à privilégier la tenue des aubettes des axes autoroutiers, probablement pour des raisons de visibilité publique. Depuis le mois de mars 1992, la police de l’air et des frontières comme la police urbaine et les renseignements généraux sont rattachés à une direction territoriale chargée de coordonner la départementalisation de la police. La PAF est donc un service jeune, mais elle a une longue histoire liée à des années de subordination aux RG, qui marque encore fortement les pratiques professionnelles.

Avec les Douanes, on quitte l’univers policier pour aborder une administration ancrée dans le ministère de l’Économie et des Finances.

Cette administration est une vieille dame puisqu’on a fêté son bicentenaire l’année dernière. La collecte des taxes et le contrôle des marchandises ont été la mission essentielle des douanes. Deux siècles d’histoire, cela compte et cette mission reste centrale dans l’identité professionnelle du douanier. Le contrôle des personnes restera longtemps lié à la lutte contre la fraude.

Durant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe, l’histoire de la Douane est liée à la lutte contre la contrebande et les fraudeurs [2]. On peut noter que l’essentiel de la philosophie actuelle des douanes se retrouve dans un schéma stratégique élaboré après la Seconde guerre mondiale (4 mars 1946). Le directeur général de l’époque préconise de généraliser l’expérience des services libres amorcée dès 1937, de donner plus d’initiative aux agents, et précise que le rôle des chefs « doit consister essentiellement à instruire, à conseiller et à diriger les agents » plutôt qu’à contrôler, quitte à sanctionner plus sévèrement les fautes commises.

La Douane à l’heure de l’Europe

Dès 1981, l’organisation de la « surveillance générale est fondée sur un dispositif opérationnel où prévaut la mobilité ». Le service de surveillance assure le contrôle des voyageurs et de leurs bagages, le contrôle des marchandises en mouvement et le contrôle des moyens de transport. Il procède à ces contrôles sur le terrain, dans les points de passages gardés ou tous autres lieux.

Les missions des douanes ont évolué parallèlement à l’intégration européenne. Au fur et à mesure de la libéralisation des échanges commerciaux, les missions ont été modifiées : la lutte contre les stupéfiants et l’immigration irrégulière ont supplanté la lutte contre la contrebande. La culture professionnelle reste cependant liée à la taxation, et les contentieux produisant des amendes, ce qui est le cas des stupéfiants, restent un objectif privilégié.

Les responsables nationaux et régionaux se flattent d’avoir une longue tradition de mobilité et d’avoir toujours su s’adapter aux évolutions du marché commun. Ils ont connu une diminution importante d’effectifs ces dernières années qui les a amenés à restructurer le dispositif de surveillance. D’une manière générale, une priorité a été donnée aux frontières extra-communautaires par rapport aux frontières intra-communautaires. De nombreux points secondaires n’étaient déjà plus gardés en permanence et les brigades mobiles avaient été renforcées.

Cette politique a été menée avec souplesse même si, dans certains secteurs comme à Valenciennes, des douaniers ont été déplacés contre leur gré. D’une certaine manière, les menaces qui ont pu apparaître à un moment donné sur l’existence même des douanes, ont été un levier pour faciliter la restructuration des services qui était quasiment achevée à l’aube de 1993. Si le voyageur a pu croire que l’intégration européenne allait supprimer les contrôles douaniers, il doit constater qu’il n’en est rien. Si la probabilité de se faire contrôler en extrême frontière est désormais faible, celle de se faire contrôler à un péage, une aire de repos voire à la sortie d’un supermarché s’est sensiblement accrue, le douanier gardant ses mêmes pouvoirs d’investigation.

Le Plan « Vigipirate » lié à l’engagement de la France dans la guerre du Golfe et au risque d’opérations terroristes sur le territoire national, a constitué un événement majeur pour les services de police, en particulier pour la PAF. L’objectif était notamment de contrôler les déplacements de tous les étrangers ayant, par leur nationalité, une sympathie présumée pour l’Irak. Il fallait aussi que ce plan soit visible, une présence policière renforcée sur les points de contrôle autoroutiers était souhaitée par le gouvernement fortement relayé par les préfets. Ce plan a nettement perturbé la stratégie du service central de la PAF qui était de rendre plus mobiles ses unités afin de préparer les échéances européennes, notamment la mise en œuvre des accords de Schengen. Or, cet événement a été particulièrement intéressant car il a été révélateur de l’évolution des représentations au sein de ce groupe professionnel.

L’évolution de la PAF

De sa création jusqu’au milieu des années 1980, la tenue de postes statiques a été la forme de travail largement majoritaire au sein de la PAF. L’essentiel du travail consistait donc à opérer des contrôles sélectifs sur les points gardés de la frontière et à faire des notes de renseignements. Parallèlement, existaient des brigades frontalières mobiles (BFM) qui avaient pour mission de faire des contrôles inopinés sur des points non gardés en permanence de la frontière ou des contrôles en retrait de la frontière. Depuis le milieu des années 1980, la tendance a été de regrouper les effectifs sur des postes fixes, en supprimant les brigades frontalières mobiles tout en essayant de promouvoir la mobilité de l’ensemble des agents. Rétrospectivement, à travers les entretiens, cette réorganisation est souvent critiquée, notamment par ceux qui étaient antérieurement en BFM. 

Les agents qui sont aujourd’hui en poste fixe sont souvent démotivés en raison du rôle qu’on leur fait tenir et de l’absence de résultats probants dans leur activité.

Lorsque la législation était moins sévère sur le plan du contrôle d’identité et que la lutte contre l’immigration irrégulière n’était pas une priorité si clairement définie, le travail en aubette était relativement recherché. Il offre en effet des conditions de travail plus agréables qu’en patrouille où les agents sont exposés aux intempéries et à des formes de contrôle difficiles et non dénuées de risque. Les échanges sociaux sont aussi plus variés. Cette forme de travail se heurte cependant à un impératif : la nécessité de faire du chiffre dans un domaine précis, celui de l’immigration irrégulière. Cette obligation de résultats rend obsolète le travail en aubette d’où une évolution très significative des attitudes en quelques années. Des facteurs techniques et juridiques expliquent cette situation.

Prenons un cas réel, celui du poste de T. situé sur un grand axe autoroutier. Si l’on prend les chiffres de 1989, on décompte 3 affaires de séjour irrégulier et 670 non-admissions. Au niveau du poste, deux types de tâches sont accomplies : le contrôle des identités au moment du passage de la frontière et le patrouillage sur la frontière franco-belge visant à interpeller les individus passant clandestinement. En fait, les patrouilles sont souvent annulées car la priorité est donnée par l’autorité préfectorale à la tenue des aubettes, y compris pour la sortie de France.

Sur le site du poste, l’activité se limite au repérage des faux papiers d’identité. Il semble que, dans un premier temps, ce soit le « flair » qui joue dans la détection d’un document douteux, ensuite on vérifie plus systématiquement grâce aux moyens matériels français (lampe ultra-violette qui permet de voir si le papier n’a pas été gratté) et éventuellement belges (matériel sophistiqué permettant de lire les informations originelles effacées d’un passeport). Si la personne ne possède pas toutes les pièces requises pour entrer en territoire français, la PAF procède à une mesure de non-admission pour aboutir à une reconduite frontière. Mais, bien souvent, la personne repasse illégalement quelque temps après et quelques mètres plus loin. Il n’est pas rare qu’un étranger en situation irrégulière ait sur lui deux ou trois formulaires de non-admission ce qui est une source de démotivation importante pour les fonctionnaires. Tout change quand un étranger, n’ayant pas tous les papiers nécessaires, tente de pénétrer en France par un point de la frontière non gardé. Il devient alors immigré clandestin en séjour irrégulier et risque la prison.

Mais pour appréhender des individus dans cette situation, il faut pouvoir quitter le poste et patrouiller : c’est là le problème du poste de T. Considérant la masse de travail et les contraintes du poste, les effectifs sont insuffisants pour assurer en permanence une brigade mobile.

Il ne faut pas en déduire que tous les agents de la PAF rêvent d’aller en patrouille mobile. Certains postes sont recherchés pour les bonnes conditions de travail ou, parfois, les avantages matériels qui leur sont associés : la surveillance des trains internationaux, le contrôle trans-Manche, plus rarement le filtre en aéroport. Il apparaît cependant que les bonnes conditions de travail ne sont pas suffisantes si elles ne sont pas associées à des « affaires » - ce que permet, par exemple, le contrôle des trains internationaux - car celles-ci sont devenues une condition sine qua non d’une identité professionnelle positive.

Quels moyens pour quels résultats ?

Les moyens d’investigation policiers sont animés par des stratégies très variables à l’égard du respect de la loi. Ces derniers s’étendent du légalisme au contournement quasi systématique des règles. Elles permettent aux policiers de manipuler les événements pour, selon leurs stratégies professionnelles, les susciter (collaborer avec d’autres administrations pour obtenir des informations) ou les éviter (jeu de défense).

Il semble que l’arbitrage entre ce que D. Monjardet appelle l’obligation de moyens, c’est-à-dire le respect des formes de l’exercice du contrôle policier imposées par la loi, et l’obligation de résultats, c’est-à-dire une motivation informelle pour déboucher sur des affaires, se réalise en fonction des stratégies professionnelles [3]. Nous avons trouvé des équipes qui utilisaient tous les biais possibles pour contourner les restrictions au contrôle d’identité ou au droit de fouille. Dans d’autres cas, chez les agents très peu motivés, un discours misérabiliste sur les possibilités d’action légitime une très faible activité, renvoyant aux hommes politiques la responsabilité de la situation.

On rejoint ici les constats d’une étude américaine sur les effets du traitement policier de la déviance [4] qui met en évidence les potentialités totalitaires des policiers américains. Ils observent premièrement que, si les idéaux juridiques d’une société exigent que l’on veille indifféremment au respect de toutes les lois, les policiers établissent des priorités bien qu’ils l’admettent difficilement.

Deuxièmement, les auteurs dévoilent les tendances totalitaires en montrant comment leurs comportements et leurs représentations déterminent non seulement la découverte mais aussi le traitement légal des infractions. Le procureur décide quelle sera l’inculpation finale, mais les policiers essaient de faire balancer son jugement en faveur de l’inculpation qu’ils préfèrent en rédigeant la procédure de façon suggestive ou en menant l’audition de telle manière que l’inculpé apparaîtra plus ou moins coupable.

Ces tendances totalitaires existent en PAF d’autant que le droit est très limitatif en matière de contrôle, mais elles sont très variables selon les brigades et les incitations hiérarchiques ; elles sont ensuite liées aux stratégies professionnelles des individus. La hiérarchie est cependant très légaliste, la marge de manœuvre des agents est donc étroite.

Les nombreux douaniers inculpés par des juges ces deux dernières années indiquent qu’il en est tout autrement dans les douanes. Ici, la hiérarchie recherche avant tout des résultats, elle est toujours prête à fermer les yeux sur les illégalismes, si tant est qu’ils apportent des résultats. L’ancien ministre du Budget lui-même, en la personne de Michel Charasse, s’est toujours montré totalement solidaire des douaniers inculpés, même dans le cas de livraisons de drogue si étroitement contrôlées par les douaniers que la justice s’émut de méthodes frisant la provocation [5].

Toutes les brigades n’ont cependant pas à réaliser un travail d’infiltration qui est le propre des brigades de recherche et notamment de la célèbre Direction nationale des renseignements et des enquêtes douanières. Mais, jusque dans les séances de formation continue, on apprend aux agents à rédiger les procès-verbaux non pour décrire au mieux la réalité des faits, mais pour échapper à une invalidation de la procédure par la Cour de cassation et, ceci, en fonction de la connaissance des arrêtés antérieurs [6]. Cependant, comme dans la police, l’attitude des agents de base va varier étroitement selon leur conception du métier et selon les incitations de la hiérarchie. L’espace de jeu et d’initiative est cependant plus grand pour ces douaniers, même si les pesanteurs de la hiérarchie intermédiaire sont grandes.

Les douaniers constituent un groupe professionnel « qui revendique le mandat de sélectionner, former, initier et discipliner ses propres membres et de définir la nature des services qu’il doit accomplir et les termes dans lesquels ils doivent le faire », et si ce mandat touche à « certaines fonctions sacrées impliquant le secret », il s’accompagne nécessairement d’un développement d’une « philosophie », d’une « vision du monde incluant les pensées, valeurs et significations impliquées par leur travail » [7].

Comme chez les policiers en police urbaine, les douaniers ont un ensemble quasi indéfini de tâches puisqu’ils ont la charge de contrôler à la fois les marchandises et les personnes, et donc une capacité à sélectionner certaines missions plutôt que d’autres.

Une éthique spécifique

Or, l’analyse de nos matériaux permet de mettre en évidence une éthique propre aux douaniers. La lutte contre les stupéfiants est identifiée à une mission de salut national, il y a une dimension hygiéniste dans ce combat, alors que celle contre l’immigration clandestine rencontre des obstacles humanistes, elle se heurte au sentiment qu’on s’attaque à de « pauvres bougres ».

Il s’agit, bien entendu, d’un trait général qui doit être relativisé en fonction de l’âge, de la situation familiale et des biographies individuelles. Il aide cependant à comprendre les transformations des identités qui affectent ce groupe professionnel. Il s’agit d’une identité très corporatiste qui transcende l’ensemble des formes de représentation quel que soit le niveau hiérarchique ou le positionnement idéologique. Elle repose sur la conviction que les douaniers détiennent une technicité propre.

La forte identité de ce groupe professionnel est cependant un frein au partenariat car elle amène souvent cette administration à se situer en concurrence avec d’autres institutions. Les relations sont moins tranchées à la base où on parle souvent de « querelles de chefs », mais les échanges professionnels sont limités même si des rapports de camaraderie peuvent exister ici et là, notamment lors que les agents exercent dans un espace commun en poste-frontière.

Les services de la PAF les plus dynamiques sont beaucoup plus ouverts sur le partenariat, probablement parce que leurs droits d’investigation étant plus délimités, le partenariat est une condition indispensable à l’efficacité. Leur identité est cependant menacée par une grande réforme de la police : sa départementalisation qui avait consisté, en 1992, à regrouper la police urbaine, les renseignements généraux et la PAF sous l’autorité d’un seul chef de service, le directeur départemental de la police nationale.




Notes

[1Il s’agit d’une recherche réalisée dans le cadre d’une convention entre l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) et l’Institut fédératif de recherche sur les économies et les sociétés industrielles (IFRESI-CNRS, Lille).

[2Jean Clinquart, La douane et les douaniers, de l’Ancien régime au Marché commun, Tallandier, 1990.

[3Dominique Monjardet et al., La police quotidienne, éléments de sociologie du travail policier, Rapport GST, CNRS, 1984.

[4J. H. Skolnick et J. R. Woodworth in D. J. Bordua, The police. Six Sociological Essays, John Wiley and sons, Inc., 1966.

[5Cf. le titre du journal Le Monde sur quatre colonnes le 7 octobre 1992 : « Au tribunal de Lyon. Le dérapage douanier de l’"Opération Gisèle" ».

[6Un travail d’observation de la police judiciaire à Paris avait mis en évidence des comportements comparables dans la réduction des procès-verbaux ; cf. Levy R., Du suspect au coupable : le travail de police judiciaire, Genève-Paris, Médecin et hygiène/Méridiens Klincksieck, 1987, et Levy R., « Scripta manent : la rédaction des procès-verbaux de police », Sociologie du travail, n° 4, 1985.

[7Hughes E. C., Men and their work, Glencoe, the Free Press, 2e éd., 1967.


Article extrait du n°21

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Dernier ajout : mardi 2 septembre 2014, 18:02
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