Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »

Étrangers et délinquances : les chiffres du débat

Pierre Tournier

CNRS

Au 1er janvier 1992, la population carcérale de la France métropolitaine comprend 48 113 détenus dont 14 718 sont étrangers, soit une proportion de 31 %. Après avoir oscillé entre 14 et 16 % de 1968 à 1974, ce taux n’a pratiquement pas cessé d’augmenter depuis. Ainsi, depuis 1975, le nombre de détenus étrangers a été multiplié par 3,2 contre 1,6 pour les nationaux, l’accroissement de la population des prisons, sur cette période, étant dû, pour plus de 45 %, à celui du nombre de détenus étrangers.

Cette hausse a été d’ampleur fort différente selon la nationalité :

Coefficient détenus 1992 / détenus 1975 :

Européens 1,7
Africains 3,6
 - Algériens 2,0
 - Tunisiens 3,5
 - Marocains 4,9
 - Autres Africains 17,0
Américains 4,6
Asiatiques 7,1

On aura noté la croissance considérable du nombre de détenus du groupe « autres Africains » dont on ignore la composition en 1975.

Au 1er janvier 1992, la population des étrangers détenus se décompose de la manière suivante :

Africains 71,4%
 - Algériens 26,0%
 - Marocains 16,8%
 - Tunisiens 8,0%
 - Autres Africains 20,6%
Européens 16,5%
Américains 3,3%
Asiatiques 8,1%
Nationalité non définie 0,7%
Ensemble étrangers 100,0

Le groupe « autres Africains » comprend plus de 50 % de détenus originaires du Zaïre, du Sénégal ou du Mali. Les détenus du continent américain sont, dans près de 50 % des cas, des Colombiens. Enfin, les détenus asiatiques sont principalement originaires de la Turquie, du Liban, du Pakistan ou du Sri-Lanka.

Une sur-représentation difficile à mesurer

Si l’on rapproche ce taux de 31é% d’étrangers parmi les détenus de ce que l’on peut observer dans la population totale de la France métropolitaine, l’écart est évident, malgré l’imprécision des sources en ce domaine. Le recensement de 1982 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) donnait une proportion de 6,78 % d’étrangers. A la même époque, le ministère de l’Intérieur l’estimait à 7,78 %, à partir de la comptabilisation des titres de séjour en cours de validité.

Mais de tels rapprochements posent problème, car on assimile des catégories non comparables. Ainsi, l’ensemble des étrangers incarcérés comprend des personnes qui ne sont recensées ni par l’Insee, ni par le ministère de l’Intérieur : les étrangers qui effectuent des séjours de courte durée et les étrangers en situation irrégulière. Aucune estimation de la première catégorie ne peut être faite actuellement dans les statistiques pénitentiaires.

En revanche, l’administration pénitentiaire dispose, depuis 1984, d’une statistique permettant de connaître la part des étrangers détenus pour infraction à la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers en France (article 19 de l’ordonnance du 2 novembre 1945).

Au 1er janvier 1992, les « détenus-article 19 » sont au nombre de 3 627 (contre seulement 760 en 1984), soit 25 % de l’ensemble des détenus étrangers (1/3 d’entre eux sont détenus pour ce seul motif).

En excluant cette catégorie, on obtient, au 1er janvier 1992, une proportion d’étrangers qui reste manifestement élevée : 23,1 % (24,2 % en 1984).

La prison n’est que la dernière étape d’un processus complexe sur lequel il convient de s’interroger. Ainsi est-il important, dans un premier temps, de confronter ces données avec celles qui sont recueillies par les services de répression en matière de faits constatés.

Les étrangers dans les statistiques policières

Depuis 1972, le ministère de l’Intérieur élabore un rapport annuel sur « la criminalité et la délinquance constatées par les services de police et de gendarmerie ». Les dernières données publiées portent sur l’année 1990. Ces statistiques se réfèrent, pour l’essentiel, à trois types d’unités de compte : les « faits constatés », les « faits élucidés » et les « personnes mises en cause ».

Les 3 492 712 faits constatés en 1990 sont essentiellement des atteintes aux biens (66 % de vols de toutes sortes et recels).

Les faits élucidés s’élèvent, pour la même année, à 1 309 742 (taux d’élucidation de 37,5 %). Ce taux moyen d’environ 2 faits élucidés pour 5 constatés recouvre des variations considérables selon la nature d’affaires. Il est supérieur à 9 sur 10 pour les chèques, les escroqueries, faux et contrefaçons, les vols à l’étalage, les infractions à la législation sur les stupéfiants, les délits à la police des étrangers. Il est de 7 à 8 sur 10 pour les atteintes aux mœurs, celles à la personne, à la famille et à l’enfant. En revanche, il oscille entre 1 sur 10 (vols liés à l’automobile et aux deux roues à moteur) et 4 sur 10 (vols à main armée avec arme à feu) avec des figures intermédiaires (autres vols avec violence sans arme à feu, cambriolages). Ce qui donne, pour les faits élucidés, une structure par infraction très différente de celle observée sur les faits constatés. Ainsi, par exemple, les vols et recels ne représentent plus que 27 % de l’ensemble.

Enfin, le nombre de personnes mises en cause est de 754 161 en 1990, soit 100 mis en cause pour 174 faits élucidés. Cette moyenne recouvre, elle aussi, des variations importantes selon la nature des affaires.

Ainsi, le passage des faits constatés aux personnes mises en cause s’accompagne non seulement d’un changement considérable des ordres de grandeur (en 1990, de 3,5 millions à 750 000) mais aussi de modifications essentielles de structure :

  Faits constatés Mis en cause
Atteintes volontaires contre les personnes 2,4 8,0
Atteintes aux mœurs 0,6 1,9
Infractions contre la famille et enfant 0,8 3,2
Stupéfiants 1,6 7,4
Paix publique et réglementation 11,2 15,9
Escroqueries, infractions économiques et financières 15,8 23,2
Vols (y compris recels) 66,0 36,1
Autres infractions non spécifiées 1,6 4,3
Ensemble 100,0 100,0

Les considérations développées supra doivent être bien présentes à l’esprit quand on s’intéresse à la nationalité des auteurs de crimes ou de délits. En effet, les seules informations disponibles portent, pour des raisons évidentes, sur les mis en cause.

Sur les 754 161 mis en cause en 1990, on a recensé 127 983 étrangers, soit une proportion de 17,0 %. Ce taux a légèrement augmenté au cours des quinze dernières années : 13,5 % en 1975, 15,1 % en 1980, 15,4 % en 1985.

En 1990, la proportion des étrangers varie de 96 % pour les infractions à la police des étrangers à 4 % pour les chèques sans provision. Elle est particulièrement élevée pour les faux documents d’identité et autres documents administratifs (68 %), les vols à la tire (44 %), les trafics de stupéfiants (38 %), les délits d’interdiction de séjour et de paraître (30 %), les délits des courses et jeux (30 %), les vols avec violence sans arme à feu (22 %), le proxénétisme (22 %) et les vols à l’étalage (21 %).

Les infractions à la police des étrangers ne touchent, évidemment, les Français que de façon marginale. En revanche, un quart des étrangers mis en cause le sont pour ce type de contentieux. Si on les exclut, on obtient une proportion d’étrangers de 13,2 %. Il est à noter que ce dernier pourcentage est plutôt en diminution depuis 1976 (14,4 % en 1976, 13,7 % en 1980, 13,0 % en 1985).

Le contraste entre la statistique de police et celle des prisons est saisissant ; il mérite explication.

Pourquoi tant d’étrangers en prison ?

La priorité donnée, depuis quelques années, à la répression de l’immigration clandestine n’a pas été sans effet sur la population des prisons. Mais aussi important soit-il devenu récemment, ce contentieux ne suffit pas à expliquer à lui seul la surconsommation carcérale qui affecte les délinquants étrangers.

On peut trouver un premier élément d’explication dans l’analyse de la structure des peines prononcées par les juridictions. Une recherche réalisée par B. Aubusson de Cavarlay et T. Godefroy (1981) avait mis en évidence l’existence d’une structure tricéphale :

  • une délinquance « traditionnelle » de vols, d’agressions et de rébellions où le recours à l’emprisonnement est à son maximum ;
  • une délinquance professionnelle, surtout commerciale ou artisanale, plutôt sanctionnée de peines pécuniaires ;
  • une délinquance routière de masse où interviennent surtout le sursis et l’amende.

De ce point de vue, les étrangers paraissent plutôt appartenir au premier type par les sortes d’infractions où ils sont sur-représentés.

Ils lui appartiennent encore par leur structure socio-professionnelle, les condamnés de ce type se recrutant surtout parmi les couches prolétaires les plus instables et les moins qualifiées. De surcroît, le fait d’être jeune et/ou étranger apparaissait, dans cette recherche, comme venant typer encore plus nettement l’appartenance à cette catégorie de condamnés.

Mais la sorte d’infraction ne suffit pas à rendre compte de la surconsommation carcérale. Il faut remonter plus haut : quatre fois sur cinq, on entre en prison non comme condamné mais comme détenu provisoire. Or, on sait que le placement en détention provisoire paraît dépendre beaucoup moins de la complexité des conditions légales que de l’évaluation des « garanties de représentation .

Cette évaluation est déjà prédéterminée, jusqu’à un certain point, en amont de l’intervention judiciaire, par le traitement policier de l’affaire. Le mis en cause peut, en effet, être gardé à vue, puis déféré, c’est-à-dire présenté détenu au parquet. La probabilité d’un tel traitement varie en sens inverse des garanties de représentation - domicile, situation familiale ou emploi - dont beaucoup d’étrangers sont dénués de par leurs conditions de vie (LEVY, 1987).

Ainsi traité par la police, le mis en cause voit augmenter ses chances d’un jugement immédiat (ex-flagrant délit) ou d’une mise en détention provisoire. Dans ce cas, ses chances statistiques d’être ensuite condamné à une peine de prison augmentent substantiellement, la durée de la peine étant alors influencée par celle de la détention avant jugement qui fonctionne comme un minimum de fait.

C’est donc très tôt dans le traitement pénal d’une affaire que les étrangers semblent orientés vers une surconsommation du recours à l’emprisonnement.

Statistiques criminelles et délinquance

Peut-on déduire quelque indication complémentaire sur la part des étrangers dans la délinquance commise ? Quand le législateur incrimine un comportement, c’est-à-dire autorise le juge à punir, sous certaines conditions, son auteur de telle peine, il édicte une disposition abstraite. Que survienne un comportement concret, il faut reconnaître s’il entre effectivement dans les dispositions de la loi. C’est le rôle du juge. Pour qu’il puisse remplir son office encore faut-il qu’on le saisisse. Schématiquement, cela peut s’opérer de deux manières :

S’il n’y a personne pour se juger directement et personnellement victime du comportement, seule l’initiative des services d’investigation peut conduire à la saisine du juge. La notion d’élucidation n’a guère de sens parce qu’on dresse rarement une procédure sans avoir un suspect à mettre en cause. Le plus souvent, à vrai dire, l’enquête part d’un suspect non d’un fait. Et tout dépend de la priorité accordée à la répression de ce comportement, des moyens mis en œuvre, enfin de la visibilité soit du comportement, soit de son auteur.

C’est le cas ici pour la répression de l’immigration irrégulière. Une priorité élevée, des suspects potentiels fortement « visibles » et disposant de peu de moyens pour échapper à la curiosité policière, enfin un contentieux plutôt « rentable » pour des professionnels.

On peut donc supposer un taux de détection élevé, seulement limité par les moyens en hommes et en temps que l’on y consacre. Mais, à défaut de terme de comparaison extra-policière, aucune possibilité d’extrapoler de ces statistiques policières une évaluation de l’importance des étrangers en situation irrégulière ni même de leur évolution. On pourrait raisonner à l’analogue pour la répression de la toxicomanie.

S’il y a, au contraire, quelqu’un susceptible de se percevoir comme victime directement et individuellement, toutes les recherches françaises (ZAUBERMAN, 1990) et étrangères montrent que la saisine du système répressif dépend essentiellement de lui, la police concentrant ses initiatives sur le maintien de l’ordre public dans les lieux publics. Faut-il encore que la victime estime qu’il s’agit d’une infraction, souhaite son traitement pénal... et permette l’identification d’un suspect.

Dans les cas les plus fréquents, vols et cambriolages, la plainte est systématique mais rarement traitée parce que le plaignant ignore généralement tout de l’auteur. N’échappent à cet avortement que les cas où la police arrive à compenser ce manque d’information par son initiative - généralement des flagrants délits - ou ceux, rares, où la victime parvient à identifier l’auteur... au total environ une plainte sur dix... avec un pourcentage d’étrangers inférieur à la moyenne.

Dans les hypothèses bien plus rares d’agressions, la plainte est beaucoup moins systématique justement parce que la victime connaît souvent l’auteur. Plus c’est un proche, plus elle hésite à traiter l’agression comme une infraction. Elle préfère souvent la considérer comme une querelle ou un différend à tenter de régler directement. Au contraire, plus l’auteur lui est étranger, plus elle est portée à déposer plainte. On observe ici (coups et blessures, vols avec violence) des pourcentages d’étrangers supérieurs à la moyenne. Seraient-ils plus élevés, si l’on connaissait tous les auteurs de toutes les agressions ? Rien ne permet de l’affirmer.

Reste le cas où le plaignant dispose lui-même de services d’enquête. Il peut alors choisir de régler l’affaire directement avec l’auteur - ce qu’il fait la plupart des fois - ou de transmettre l’affaire, toute élucidée, aux services officiels dans une minorité de cas, si l’auteur est récalcitrant ou si l’on désire un exemple.

C’est le cas des infractions de chèques où le pourcentage des étrangers est minime, probablement parce qu’ils ont moins recours à ce mode de paiement. C’est aussi celui des vols à l’étalage où le pourcentage des étrangers paraît plus élevé que pour les vols ordinaires.

Deux explications possibles : ou bien les étrangers ont une prédilection pour cette sorte de vol, ou bien les services de sécurité des entreprises commerciales, quand ils sélectionnent la minorité de cas renvoyés à la police, se montrent moins portés à la transaction envers les étrangers. Dans cette hypothèse, la sur-représentation dans les statistiques policières pourrait ne pas se retrouver dans l’ensemble des cas connus des services de sécurité privés... sans que l’on puisse rien savoir au surplus des vols non détectés.

Tout ceci pour montrer combien l’interprétation de ces statistiques criminelles doit être menée en distinguant soigneusement les diverses hypothèses concrètes pour éviter de verser dans des généralisations abusives.

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* Cet article a été publié en 1992 par la Documentation française : P. Tournier, Ph. Robert, « Étrangers et délinquances », in Regards sur l’actualité, n° 179, p. 47-53. Il s’agit d’une synthèse actualisée d’un ouvrage publié fin 1991 sous le titre Étrangers et délinquances, les chiffres du débat aux éditions de L’Harmattan.

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Références bibliographiques :

  • B. Aubusson de Cavarlay et T. Godefroy, « Condamnations et condamnés. Qui condamne qui ? À quoi ? Pourquoi ? », Paris, SEPC, Déviance et contrôle social, n° 29, 1981.
  • R. Levy, Du suspect au coupable : le travail de police judiciaire, éd. Médecine et hygiène (Genève-Paris), libraire des Méridiens, 1987.
  • Ministère de l’Intérieur (Direction générale de la police nationale), Aspects de la criminalité et de la délinquance constatées en France en 1990 par les services de police et de gendarmerie d’après les statistiques de police judiciaire, La Documentation française, 1991.
  • P. Tournier, Ph. Robert, Étrangers et délinquances, les chiffres du débat, L’Harmattan, 1991.
  • P. Tournier, Base de données « Sept » (« Séries pénitentiaires temporelles »), Paris, CESDIP, tableaux actualisés une fois l’an, diffusés à la demande.
  • R. Zauberman, Ph. Robert, C. Perez-Diaz, R. Levy, « Les victimes, comportements et attitudes : enquête nationale de victimation », Paris, CESDIP, Déviance et contrôle social, n° 52, 1990.



Article extrait du n°21

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Dernier ajout : jeudi 11 septembre 2014, 17:03
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