Édito extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Leçons pour demain
ÉDITO
1995 aura été une année faste en commémorations et en célébrations, à la mesure de ce qu’a représenté l’année 1945 dans l’histoire du monde et dans celle de la France. Le monde entier a commémoré le cinquantième anniversaire de la libération des camps, puis le cinquantième anniversaire d’Hiroshima. En France, on a fêté le cinquantième anniversaire de la sécurité sociale et celui de la création de l’ENA ; on aurait pu en fêter bien d’autres encore.
Par exemple le cinquantième anniversaire de l’ordonnance du 2 novembre 1945 « relative aux conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers et portant création de l’Office national d’immigration » ou celui de l’ordonnance du 19 octobre 1945, aujourd’hui disparue, qui portait code de la nationalité française. Ce numéro de Plein droit, qui leur est justement consacré ne se veut pourtant pas commémoratif. Simplement, il nous a semblé important de saisir cette occasion pour tenter de mieux comprendre ce qui s’est joué à la Libération sur le terrain de l’immigration, pour tenter aussi de réfléchir à la façon dont les enjeux ont évolué au cours des cinquante années écoulées, en mettant en lumière les continuités aussi bien que les changements.
Le premier enseignement qu’on peut tirer de ce retour sur le passé, c’est que 1945 ne marque pas une véritable rupture dans l’histoire du droit des étrangers. Il n’est même pas certain que Vichy lui-même doive être à cet égard considéré comme une pure et simple parenthèse. Après tout, c’est bien la IIIe République qui a ouvert les premiers camps d’internement pour étrangers « indésirables » et commencé à enrôler de force les étrangers dans des compagnies de travailleurs. À la Libération, l’œuvre de Vichy n’a été effacée que dans la mesure où elle n’avait pas seulement prolongé ce qui était déjà en germe avant la guerre : c’est ainsi que sera validée en 1944 la loi facilitant la déchéance de la nationalité française pour les naturalisés, loi qui s’était en fait bornée à pérenniser les dispositions en principe temporaires d’un décret-loi de 1939.
De fait, si la Libération n’apparaît pas comme une rupture par rapport au passé, c’est d’abord parce que ni la méfiance envers les étrangers, ni les préjugés ethniques qui prospéraient déjà dans l’entre-deux-guerres n’ont été balayés par la tourmente.
La méfiance envers les étrangers s’exprime non seulement dans le maintien de règles sévères sur la déchéance – qu’on n’hésitera pas à utiliser y compris à l’encontre d’anciens résistants ou d’anciens déportés accusés, dans le contexte de la guerre froide, de se comporter comme les nationaux de leur pays d’origine – mais aussi face à la question des réfugiés. La France, en effet, accordera la priorité aux réfugiés les plus utiles à l’économie française, sans se sentir d’obligations particulières à l’égard des réfugiés les plus engagés, y compris ceux qui ont participé à la Résistance, dont l’activisme inquiète les autorités.
Ce qui frappe, également, lorsqu’on se plonge dans les débats qui ont agité les cercles d’experts à la Libération, c’est la candeur, l’absence totale de scrupule avec laquelle, moins d’un an après le rétablissement de la légalité républicaine, moins d’un an après la chute du nazisme et de ses alliés, on n’hésite pas, exactement comme avant la guerre [1], à passer en revue les caractéristiques « ethniques » ou « raciales » des différents peuples et à les classer sur une échelle d’assimilabilité afin de fixer des critères d’immigration ou de naturalisation. Le 2 mars 1945, le général de Gaulle lui-même informe l’Assemblée consultative qu’un grand plan est tracé afin d’introduire au cours des prochaines années, « avec méthode et intelligence », de « bons éléments d’immigration » dans la collectivité française. Bons, c’est-à-dire « sains, assimilables et prolifiques », précise Jacques Fauvet dans Le Monde du 17 octobre de la même année.
Il est vrai que la force du préjugé ethnique n’apparaît finalement pas dans les textes, qui respecteront, formellement, l’universalisme républicain. Mais on le retrouve dans les décrets et les circulaires ; on le repère dans l’implantation des antennes de l’Office national d’immigration ; il se reflète dans une politique de regroupement familial sélective, et très vite aussi dans la crainte de l’immigration algérienne, crainte qui commence à se manifester bien avant l’indépendance.
Rétrospectivement, les débats de l’époque revêtent un aspect dérisoire, car ils étaient liés à une politique volontariste de peuplement qui a très vite marqué le pas face à d’autres impératifs. La préoccupation de l’assimilabilité a finalement cédé devant les besoins de main-d’œuvre, qui ont poussé à accueillir quiconque voulait bien venir fournir à l’économie française les bras dont elle avait besoin.
Il n’en reste pas moins – et ceci témoigne de la permanence des enjeux – qu’on a vu cette préoccupation resurgir, dans les conditions les plus détestables qui soient, dans les années 1980, lors des débats qui ont précédé la réforme du code de la nationalité et qui ont montré à quel point était encore vivace, bien au-delà des milieux d’extrême-droite, la crainte d’une dissolution de la soi-disant « identité française » sous l’influence d’apports « exogènes ».
L’examen de la législation elle-même conforte l’idée qu’il n’y a pas de rupture entre l’avant-guerre et l’après-guerre. L’ordonnance du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité innove assez peu par rapport à la loi de 1927 ; et la comparaison des dispositions de l’ordonnance du 2 novembre 1945 avec celles du décret-loi du 2 mai 1938 montre qu’il y a bien plus de ressemblances, au total, entre les deux textes qu’il n’y en a entre la version initiale de l’ordonnance et sa version actuelle. Ce qui amène du reste à se demander si, dans cette volonté de légiférer malgré tout, la préoccupation du symbole ne l’emporte pas sur la préoccupation du changement. Et si la hâte dans laquelle sont adoptées les ordonnances de 1945 ne traduit pas d’abord la volonté de quelques hauts fonctionnaires d’imprimer leur marque à la future politique d’immigration en évitant soigneusement que la représentation nationale ne s’empare de la question. Pendant plus de vingt ans, l’immigration restera, de fait, l’affaire de l’administration. Le silence des politiques prendra fin au début des années 1970 ; et c’est à partir de là que, progressivement, l’immigration viendra occuper la place que l’on sait dans le débat public.
De cette absence de changement notable, il résulte aussi que 1945 est loin d’être cet âge d’or mythique auquel on a trop facilement tendance à se référer ; et que l’ordonnance du 2 novembre 1945 n’est pas, n’a jamais été un texte libéral.
À vrai dire, dans l’ordonnance de 1945 coexistent en réalité deux textes : d’abord une loi de police, très proche du décret-loi de 1938 qui, s’il n’a pas eu le temps d’être appliqué dans toutes ses dimensions, a de toute évidence servi de modèle pour l’élaboration de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ; ensuite, une réglementation du travail fondée sur le monopole de l’introduction de la main-d’œuvre étrangère conféré à l’ONI.
En pratique, seul le premier volet – le volet policier – sera véritablement appliqué tandis que le monopole de l’ONI va très vite être battu en brèche et le dispositif contraignant mis en place voler en éclats sous la pression des besoins de main-d’œuvre. N’était-il pas du reste illusoire de prétendre faire fonctionner un mécanisme dirigiste dans une économie de marché ?
Bientôt, de surcroît, l’essentiel des flux d’immigration s’effectueront, le plus légalement du monde, en dehors de l’ONI puisque, à partir des années 1960, avec la construction européenne, les Italiens bénéficieront de la liberté de circulation – liberté de circulation également acquise aux Algériens et aux Africains en tant que citoyens français.
Si l’on essaie ensuite d’examiner le sort ultérieur des deux ordonnances, on constate qu’elles ont connu des destinées très différentes. L’ordonnance du 19 octobre 1945 « portant code de la nationalité » s’est très vite effacée devant ce code qu’elle mettait en vigueur et que la loi de 1973 a par la suite refondu. La loi de 1993 fera à son tour disparaître le code pour fondre à nouveau le droit de la nationalité dans le code civil...
L’ordonnance du 2 novembre 1945, au contraire, est restée formellement en vie. Elle a ainsi atteint la cinquantaine, alourdie et méconnaissable, certes, mais ô combien vivace. De l’ancien texte, pourtant, presque rien ne reste, de sorte que l’on est inéluctablement amené à évoquer la fable du couteau : lorsqu’on a changé la lame du couteau, puis qu’on en a ensuite changé le manche, est-on toujours en présence du même couteau ?
L’un comme l’autre, les deux textes ont dû affronter la décolonisation, qui a fait passer d’un seul coup des millions de personnes de la qualité de citoyens français à celle d’étrangers. Mais l’ordonnance du 2 novembre 1945 a, quant à elle, affronté des épreuves supplémentaires : la construction européenne, l’arrêt de l’immigration de main-d’œuvre, la politisation du débat sur l’immigration.
Lorsqu’on légiférait, en 1945, sur l’immigration, on légiférait pour des étrangers d’origine européenne, en majorité Italiens, secondairement Espagnols ou Polonais, plus tard seulement Portugais. Vingt ans après, les Européens ne constituent déjà plus que 61 % de la population étrangère résidant en France, et ce sont les Portugais qui, parmi eux, ont pris la première place, suivis par les Espagnols et loin derrière par les Italiens. Mais, en 1990, les étrangers originaires d’Afrique et d’Asie représentent, par le nombre et plus encore dans l’imaginaire des Français, l’essentiel – l’essence même – de l’immigration.
À ce chassé-croisé démographique a répondu, en sens inverse, un chassé-croisé juridique : d’un côté, la construction européenne a fait sortir les Italiens, puis les Espagnols et les Portugais du champ d’application de l’ordonnance, tandis que les Africains et les Algériens, qui ont continué à entrer librement en France bien après l’indépendance de leurs pays et jusqu’au début des années 1970, sont désormais soumis au droit commun défini par l’ordonnance de 1945 ou par des accords bilatéraux calqués sur ses dispositions.
L’autre événement majeur qui a influencé l’évolution ultérieure du dispositif législatif, c’est bien sûr la décision, prise en 1974, de stopper toute immigration nouvelle. 1974 va marquer à terme une rupture décisive dans la façon de penser l’immigration : non plus comme un simple volant de main-d’œuvre, mais comme un élément à part entière de la population française, qu’il faut tant bien que mal s’efforcer d’intégrer. Telle est du moins la vulgate officielle, car dans les faits les immigrés – y compris par le biais des clandestins – contribuent toujours bel et bien à faire marcher l’économie française, tandis qu’à l’inverse on n’a jamais vu depuis 1974 se dessiner une politique cohérente d’intégration.
Il faut de surcroît se défier, dans ce domaine, de toute vision définitive. N’est-il pas instructif de lire dans un récent rapport officiel commandité par le Commissariat général du Plan [2] que la France risque de connaître à nouveau une pénurie de main-d’œuvre dans vingt ans, et qu’on peut par conséquent envisager une reprise de l’immigration comme cela fut le cas au cours des décennies 1950-1970 ?
L’ordonnance du 2 novembre 1945 a enfin subi les conséquences de la politisation des enjeux relatifs à l’immigration depuis les années 1980, car c’est cette politisation qui a conduit à remettre mille et une fois l’ouvrage sur le chantier, le droit courant ainsi sans cesse après la politique.
On le voit, ce numéro de Plein droit pourra servir d’instrument de réflexion prospective, particulièrement utile dans le moment présent où, faute de penser les flux migratoires comme une composante structurelle du monde moderne, opinion et pouvoirs publics laissent les réflexes xénophobes s’imposer comme pensée unique.
Notes
[1] Voir Pierre-André Taguieff, « Face à l’immigration : mixophobie, xénophobie ou sélection. Un débat français dans l’entre-deux-guerres », Vingtième siècle, n° 47, juillet-septembre 1995.
[2] Rapport de la commission présidée par Jean Boissonat, Le travail dans vingt ans, éditions Odile Jacob-La Documentation française, 1995, p. 115-117.
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