Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Les mauvais Français du maréchal
Danièle Lochak
Professeur de droit à l’Université Paris X Nanterre, Présidente du Gisti
Lutter contre l’anti-France avait été, on le sait, l’une des obsessions de l’extrême droite pendant l’entre-deux-guerres. Vichy va s’attacher à réaliser ce mot d’ordre par toute une série de mesures : dissolution des « sociétés secrètes », épuration de la fonction publique, exclusion des juifs de toutes les fonctions politiques, économiques ou sociales, etc.
Mais à côté de l’anti-France, il y a aussi les mauvais Français. Pour Vichy, il y a en gros deux sortes de mauvais Français : ceux qui ne sont pas des vrais Français – les juifs, bien sûr, mais aussi les étrangers qui sont devenus français trop facilement ; et puis les Français qui ont trahi la France en allant rejoindre De Gaulle. Les uns comme les autres seront donc exclus de la communauté des Français.
Pour se protéger des faux Français, on commence par évincer de la fonction publique tous ceux qui ne possèdent pas la nationalité française « à titre originaire, comme étant nés de père français » (loi du 17 juillet 1940). On élargit ensuite les possibilités de déchoir de la qualité de Français les étrangers ayant acquis la nationalité française (loi du 16 juillet 1940) [1]. Enfin, on décide de réviser toutes les naturalisations accordées depuis 1927 : tel est l’objet de la loi du 22 juillet 1940, qui sera complétée par d’autres textes. Environ 15 000 personnes se verront retirer la nationalité française, soit 3 % de l’ensemble de celles qui ont été naturalisées entre 1927 et 1940. Les juifs représentent 40 % de ce chiffre, alors qu’ils représentaient moins de 5 % des personnes naturalisées depuis 1927 [2].
Contre les traîtres, on adopte la loi du 23 juillet 1940, complétée ultérieurement par la loi du 10 septembre 1940, qui permet de prononcer par décret la déchéance des Français qui ont rejoint la France Libre : « Tout Français qui a quitté le territoire français métropolitain [ou les territoires d’outre-mer, ajoute la loi du 10 septembre] entre le 10 mai et le 30 juin 1940 pour se rendre à l’étranger, sans ordre de mission régulier émanant de l’autorité compétente ou sans motif légitime, sera regardé comme ayant entendu se soustraire aux charges et aux devoirs qui incombent aux membres de la communauté nationale et, par suite, avoir renoncé à la nationalité française. Il sera en conséquence déchu de cette nationalité par décret [...]. Cette mesure [...] pourra être étendue à la femme et aux enfants qui ont suivi l’intéressé ». La déchéance de la nationalité française s’accompagne de la confiscation des biens de l’intéressé, qui seront, dit le texte, placés sous séquestre.
À la Libération, l’essentiel de cette législation va être abrogé : l’essentiel, mais pas l’intégralité ; et à un rythme variable. On ne s’étonnera guère que le premier texte à être abrogé soit la loi du 23 juillet 1940, que l’ordonnance du 18 avril 1943 – prise, donc, par le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) siégeant encore à Alger – répute n’avoir jamais existé : les personnes ayant été l’objet d’une mesure de déchéance en application de ce texte sont réintégrées de plein droit dans la nationalité française.
Il faut attendre un peu plus longtemps pour que soit abrogée la loi du 22 juillet 1940, par une ordonnance du 24 mai 1944, qui déclare cette loi et les suivantes « nulles et de nul effet ». En revanche, cette même ordonnance valide la loi du 16 juillet 1940 relative à la procédure de déchéance de la qualité de Français : ce texte restera effectivement en vigueur jusqu’à l’adoption du code de la nationalité par l’ordonnance du 19 octobre 1945 qui en atténue légèrement la sévérité. Le texte va même jusqu’à prévoir que, lorsque la déchéance de la nationalité sera prononcée – sur la base des dispositions ainsi validées – à l’encontre d’une personne qui s’était vu retirer la nationalité française par Vichy, donc en vertu de la loi du 22 juillet 1940 pourtant déclarée invalide, les effets de cette déchéance remonteront à la date de la mesure de retrait ! Ce qui revient à entériner les choix de Vichy et à admettre que le régime honni a pu, à juste titre, considérer certains étrangers naturalisés comme des « mauvais Français ».
Le rejet de l’œuvre de Vichy est décidément bien sélectif. Et l’on voit ici à quel point la méfiance envers les étrangers reste vivace à la Libération.
Notes
[1] Sur l’évolution de la législation concernant la déchéance de la qualité de Français, voir « Le code de la nationalité : entre statu quo et innovation »
[2] Voir Bernard Laguerre, « Les dénaturalisés de Vichy, 1940-1944 », Vingtième siècle, n° 20/1988.
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