Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Les DOM sont-ils vraiment la France ?
Danièle Lochak
Professeur de droit à l’Université Paris X Nanterre, Présidente du Gisti
Pendant trente-cinq ans, de 1945 à 1980, les conditions d’admission des étrangers dans les départements français d’outre-mer ont continué à être régies par les textes remontant à l’époque coloniale. Comment expliquer la persistance de ce régime en dépit de la départementalisation réalisée par la loi du 19 mars 1946 et du principe d’assimilation réaffirmé par la Constitution de 1946 dont l’article 73 disposait que « le régime législatif des DOM est le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi » ?
Juridiquement, les choses ont été rendues possibles par le fait que la date charnière choisie pour le passage de l’ancien principe de spécialité législative au nouveau principe d’identité a été le 24 décembre 1946, date d’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution. Seuls les textes édictés après cette date étaient applicables de plein droit dans les DOM, tandis que les textes édictés antérieurement pour la métropole – et c’était le cas de l’ordonnance de 1945 – nécessitaient un acte exprès pour être mis en œuvre dans les DOM ; tandis qu’inversement, les anciens textes coloniaux restaient en vigueur aussi longtemps qu’ils n’avaient pas été explicitement abrogés [1]. Reste que rien n’empêchait les gouvernements successifs de faire cet acte exprès : il y a donc bien eu une volonté politique de laisser les DOM à l’écart de l’évolution législative de la métropole.
De 1946 à 1980, l’entrée et le séjour des étrangers dans les « départements français d’outre-mer » ont ainsi été régis par deux décrets coloniaux des 29 juillet 1935 et du 4 novembre 1936 respectivement applicables dans les trois départements insulaires et en Guyane. À partir de 1980, l’ordonnance de 1945 dans ses moutures successives y est devenue en principe applicable de plein droit, ce qui ne veut pas dire qu’elle y a été effectivement appliquée...
Le décret du 29 juillet 1935, comme le décret du 4 novembre 1936 qui s’en inspire étroitement, réglemente les conditions d’admission des étrangers – mais aussi des Français... – dans les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de La Réunion d’une part, de la Guyane d’autre part. À cette époque, en effet, les citoyens français eux-mêmes sont contrôlés à leur entrée et à leur sortie de ces territoires et ils doivent présenter des garanties de rapatriement.
Les étrangers, eux, sont divisés en deux catégories : les étrangers non immigrants et les étrangers immigrants. Les premiers, notamment les touristes (mais ne seront pas considérés comme touristes, dit le texte, « les voyageurs de 4e classe »...), et ceux qui voyagent pour les besoins de leur profession, doivent présenter passeport et visa. Les étrangers immigrants doivent en outre fournir un extrait de casier judiciaire et un certificat médical, et consigner la somme nécessaire à leur rapatriement. Les compagnies transporteuses doivent rapatrier à leurs frais les étrangers qui n’ont pas été autorisés à débarquer pour inobservation des dispositions prévues.
Les étrangers immigrants doivent demander une carte d’identité dans les quarante-huit heures de leur arrivée. À cette fin, ils doivent fournir toutes précisions sur les ressources dont ils disposent et déclarer le but dans lequel ils désirent fixer leur résidence dans le pays.
La carte d’identité est valable pour une période de deux années (apparemment, il s’agit de deux années civiles, puisqu’il est indiqué que toute année commencée compte pour une année entière). Elle peut être retirée lorsque l’étranger cesse d’offrir les garanties requises ; il doit alors quitter le territoire « par le premier courrier ».
Il est interdit d’employer un étranger démuni de carte d’identité, et si l’étranger veut exercer une profession commerciale ou libérale, il doit en faire la déclaration. La carte d’identité doit être présentée à toute réquisition des autorités et doit être visée à chaque sortie du territoire de la colonie.
Le pouvoir d’expulsion, qui appartient en métropole au ministre de l’intérieur, est dévolu ici au gouverneur.
À contrecœur
L’entrée en vigueur de l’ordonnance de 1945 dans les DOM aurait dû se traduire par une libéralisation du régime auquel étaient soumis les étrangers. Dans la pratique, il en a été un peu différemment. En effet, si les dispositions les plus rigoureuses de l’ordonnance de 1945 ont été appliquées sans difficulté dans les DOM, il n’en a pas été de même de ses dispositions libérales ou protectrices : soit par l’effet des textes eux-mêmes, soit par l’effet des pratiques restrictives ou carrément illégales de l’administration.
On relève, en premier lieu, que les dispositions de la loi du 29 octobre 1981 dissociant l’expulsion et la reconduite à la frontière et entourant l’une et l’autre de garanties importantes ne seront jamais appliquées dans les DOM : la loi disposait en effet que cette application serait différée pendant cinq ans, laissant donc en vigueur le système mis en place par la loi Bonnet qui permettait d’expulser l’étranger en situation irrégulière ; or avant même que le délai de cinq ans soit expiré, la loi du 9 septembre 1986 entrait à son tour en vigueur. Il en ira de même des innovations de la loi Joxe de 1989 relatives à la commission du séjour et au recours suspensif contre la reconduite à la frontière : leur entrée en vigueur, reportée de cinq ans, sera encore différée par la loi du 24 août 1993 votée dans l’intervalle.
À chaque fois, on a invoqué comme prétexte la situation spécifique des DOM et les problèmes pratiques que soulèverait l’application immédiate des dispositions en question. Vu le nombre d’années qui se sont écoulées depuis que ce second argument a été invoqué pour la première fois, l’alibi est de moins en moins convaincant. Mais surtout, que devient le principe de l’assimilation législative et comment admettre que les procédures destinées à garantir les droits individuels ne soient pas les mêmes sur l’ensemble du territoire de la République ?
Et si le législateur lui-même semble reconnaître que les DOM ne sont pas la France, comment s’étonner de ce que l’administration ne soit guère empressée d’y appliquer la loi ?
Ainsi, malgré l’entrée en vigueur des nouveaux textes, les ressortissants étrangers sont restés soumis, jusqu’en 1987, à l’exigence de présenter un visa lors de leurs déplacements entre la métropole et un DOM. Pour justifier cette exigence, l’administration se fondait sur les décrets de 1935 et 1936 dont elle prétendait qu’en l’absence d’abrogation explicite, les dispositions non incompatibles avec l’ordonnance devaient continuer à s’appliquer.
Il faudra attendre une circulaire du 20 juillet 1987, non publiée à l’époque, pour que le régime de libre circulation prévu par les textes entre effectivement en vigueur. Les garanties de rapatriement, elles, continuent jusqu’à aujourd’hui, sur le fondement des mêmes décrets, à être exigées non seulement des étrangers qui entrent pour la première fois en France mais aussi de ceux qui viennent de métropole.
Des libertés plus graves encore ont été prises avec les textes. Ainsi, après l’entrée en vigueur de la loi du 29 octobre 1981, le secrétaire d’État aux DOM-TOM a pris, en 1982, une circulaire proclamant que n’étaient pas applicables dans les DOM, outre les dispositions dont la loi retardait expressément l’application, celles qui étaient incompatibles avec le maintien en vigueur de la procédure administrative d’expulsion : en conséquence, les préfets n’avaient pas à tenir compte des dispositions protégeant certaines catégories d’étrangers contre l’expulsion... Sur recours du Gisti, la circulaire a été évidemment annulée par le Conseil d’État en 1985.
L’ordonnance de 1945 n’a donc jamais été appliquée véritablement et intégralement dans les DOM [2]. Ni à l’origine, ni aujourd’hui. Encore n’avons-nous évoqué ici que les entorses « légales » ou officielles à cette application.
Si l’on prend en considération les pratiques, le tableau est plus sombre encore, tant il est évident qu’aux Antilles et en Guyane les textes sont systématiquement ignorés et la législation ouvertement bafouée. On compte sur les doigts de la main le nombre de cartes de résident délivrées depuis 1984, le regroupement familial est inconnu, quant au droit d’asile...
Notes
[1] En effet, en vertu de son article 6, toutes les dispositions du code de la nationalité applicables sur le territoire métropolitain l’étaient aussi en Algérie, en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion. Prenant acte de la loi du 19 mars 1946 qui transformait les « quatre vieilles colonies » en départements, le décret du 27 septembre 1946 étendit l’ordonnance du 19 octobre également à la Guyane.
[2] Sur cette période, on peut consulter utilement l’étude de Harold Douared, Les étrangers caribéens dans les départements français d’Amérique, réalisée dans le cadre du DEA d’administration publique outre-mer de la Faculté de droit et d’économie de Martinique. Voir aussi, dans Plein droit, n° 8, août 1989, « Immigration dans les DOM : un statut colonial ».
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