Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
L’échec d’une politique de peuplement sélective
Vincent Viet
Chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Il travaille actuellement sur l’histoire des structures administratives de la politique d’immigration dans le cadre d’une convention d’études conclue entre l’IHTP, la DPM, le FAS et la MIRE
Au lendemain de la guerre, la politique de la main-d’œuvre a très vite retrouvé sa primauté traditionnelle aux dépens de la politique de la population. Les motivations profondes de la politique de (re)population sont pourtant restées intactes alors même que les données constitutives de l’immigration ne cessaient de leur infliger un cinglant démenti.
L’échec d’une politique sélective de peuplement durant la période 1945-1956 n’est donc pas celui des principes ou même des actions engagées, mais celui d’un dispositif qui soumettait la politique de l’immigration au tamis des politiques du logement et de la main-d’œuvre, sans pouvoir appliquer le même traitement à une main-d’œuvre algérienne que les lois républicaines assimilaient à la main-d’œuvre nationale. Aussi les rigidités de la politique volontaire de l’immigration se sont-elles conjuguées avec l’impossibilité de maîtriser les données d’une immigration involontaire, au point de capitaliser bien des incertitudes pour l’avenir.
La politique volontaire de l’immigration s’est très tôt heurtée à la grave pénurie de logements que la France connaissait au lendemain de la guerre, liée pour une part au blocage des loyers de l’entre-deux-guerres et pour une autre aux destructions du conflit [1]. En voulant favoriser l’établissement durable d’une population étrangère sur le territoire, la politique de repopulation rencontrait les limites d’une politique du logement, dont le discours s’adressait en priorité aux nationaux sinistrés, et plus particulièrement aux ouvriers (artisans obligés de la reconstruction), les plus touchés par cette pénurie. Or, la priorité affichée par le ministère de la reconstruction et de l’urbanisme n’était nullement inscrite dans le Plan Monnet de reconstruction et de modernisation, qui faisait de la reprise de la production industrielle un préalable absolu à toute autre considération.
Des facteurs de rigidité
Tenue à des objectifs minima, la politique du logement ne pouvait donc, sauf à se dédire, faire de la construction de logements en faveur des étrangers l’une de ses priorités : une telle attitude aurait eu pour effet de placer les Français en concurrence avec les immigrés sur le terrain alors névralgique du logement, avec le risque de susciter des flambées xénophobes. Ainsi, la politique de la repopulation, fondée sur l’enracinement des familles des travailleurs étrangers, se voyait freinée par le rythme des constructions (250 000 nouveaux logements programmés par année) ou suspendue au bon vouloir des entrepreneurs français. Ces derniers étaient notamment tenus, en vertu des contrats d’embauche de travailleurs étrangers qu’ils souscrivaient, d’assurer des conditions décentes de logement que le « service départemental de main-d’œuvre », placé sous l’autorité du directeur départemental du travail et de la main-d’œuvre, se chargeait de vérifier. Si, dès le départ, l’immigration de main-d’œuvre étrangère n’avait pas été subordonnée à l’obligation, pour les employeurs, de souscrire des contrats d’embauche établissant les conditions de logement des travailleurs immigrés, la situation de ces derniers eût sans doute été dramatique, comme le démontrent a contrario le sort réservé aux Français musulmans d’Algérie et celui réservé aux immigrés clandestins d’origine italienne ou espagnole.
Ces facteurs de rigidité se sont renforcés des contraintes d’une politique de la main-d’œuvre qui eut à gérer, jusqu’au retour des rapatriés d’Algérie en 1962, des mouvements d’accordéon d’une vertigineuse amplitude. Dès 1946, cette politique n’a pas pu remplir le rôle que la politique de l’immigration lui avait assigné, qui était de sélectionner, selon des critères médicaux et professionnels et en fonction de la nationalité, une main-d’œuvre destinée à s’établir sur le territoire.
Le contexte économique de l’après-guerre requérait en effet des mesures très urgentes, peu compatibles avec l’exigence « qualitative » dont se réclamait la politique migratoire. La reprise de l’industrie butait notamment sur des goulots d’étranglement que le Commissariat au Plan s’employait vaille que vaille à desserrer : manque de matières premières, rareté de l’énergie, vétusté de l’outillage, communications détruites ; elle se heurtait aussi à une pénurie de main-d’œuvre dramatique : au déficit des 600 000 militaires et civils tués durant le conflit s’ajoutait celui des 2,5 millions de travailleurs français, déportés à des titres divers en Allemagne, dont la force de travail devait être, à leur retour, sérieusement amoindrie par leurs conditions de captivité. Ce manque de bras retardait assurément la restauration des secteurs clefs que constituaient les mines, les houillères, l’agriculture et la métallurgie.
Une approche malthusienne
Le déficit de main-d’œuvre a toutefois été, dans un premier temps, résolu par la livraison, en 1945, de plusieurs centaines de milliers de prisonniers de guerre [2] par les forces armées américaines. Mais cette manne inespérée, a du même coup, suspendu l’organisation d’une politique de l’immigration fondée sur l’introduction et l’enracinement d’une main-d’œuvre étrangère délibérément choisie. Il ne s’agissait, au surplus, que d’un pis-aller puisqu’il fallut, dès 1946, sous la pression de l’opinion publique anglo-saxonne, envisager le rapatriement progressif des prisonniers de guerre jusqu’à la fin de l’année 1948. En outre, dans la mesure où les livraisons s’opérèrent sans régularité et très brutalement, les services de placement furent débordés : les prisonniers de guerre furent placés au petit bonheur, pour la plupart dans des tâches secondaires et, le plus souvent, sans tenir compte de leur qualification.
Enfin, à peine le rapatriement échelonné des 600 000 prisonniers de guerre était-il amorcé qu’il fallut songer à leur remplacement. Plusieurs expédients furent alors imaginés : d’abord la transformation des prisonniers en travailleurs civils – cette opération devait concerner environ 137 000 personnes – avec la possibilité pour les optants de faire venir leur famille, sous réserve que leur employeur leur fournisse un logement familial ; ensuite, et en vertu d’un accord conclu avec l’Organisation internationale des réfugiés (OIR) en 1948, l’acheminement de personnes déplacées issues des camps des zones d’occupation en Allemagne [3] ; enfin, le remplacement des prisonniers de guerre par de la main-d’œuvre étrangère.
Or l’introduction de celle-ci, qui seule pouvait permettre d’amorcer une politique de l’immigration à prétention démographique, s’est heurtée aux prévisions restrictives du Plan Monnet de reconstruction et à des difficultés politiques et techniques. Anticipant le retrait des prisonniers de guerre, ce plan avait, en effet, estimé les besoins en main-d’œuvre à 980 000 travailleurs pour le deuxième semestre de l’année 1946 et l’année 1947. Sur ces 980 000 travailleurs, seulement 270 000 devaient provenir de l’immigration collective et 60 000 de l’immigration individuelle, les 630 000 restants étant fournis par d’autres moyens, tels que la prolongation de la vie active, le travail des femmes, la migration algérienne spontanée (estimée à 100 000) ou la réhabilitation des non-productifs.
Cette approche malthusienne des problèmes de main-d’œuvre, récurrente en période de difficultés économiques, illustre la profonde méconnaissance des données démographiques de la politique migratoire : les experts du Plan ont tablé en priorité sur la remise au travail des travailleurs nationaux. Elle apparaît pourtant rétrospectivement réaliste, compte tenu des difficultés politiques soulevées par l’introduction de travailleurs étrangers.
Ces difficultés ont partie liée au principe de sélection par la nationalité (le principe de sélection ethnique ayant été repoussé par le Conseil d’État) que le Haut Comité de la population avait retenu pour déterminer les étrangers qu’il paraissait souhaitable d’introduire. Si l’on voulait, en effet, rester dans le cadre « assimilationniste » que l’organe consultatif avait tracé, force était de se tourner vers les gisements de main-d’œuvre disponibles en Europe. De tels gisements étaient rares : seule l’Italie et la masse des réfugiés originaires des provinces orientales cédées à la Pologne étaient susceptibles de fournir des étrangers, de langue allemande pour la plupart.
Or, pour des raisons politiques fort légitimes, et à l’encontre de l’opinion de certains membres du Haut Comité, le gouvernement décida, le 26 mars 1946, d’interdire toute immigration allemande vers la France, cependant qu’il chargeait inconsidérément le sous-secrétaire d’État à la population d’établir un plan d’immigration échelonné sur plusieurs années. Autant dire que ce plan ne vit jamais le jour, puisque l’un des principaux « gisements » de travailleurs était devenu tabou. L’interdit sur la main-d’œuvre allemande ne fut levé qu’à l’été 1947, alors que le rapatriement des prisonniers de guerre était déjà très engagé.
Dès lors, le gouvernement italien se trouvait en position de force pour négocier avec les autorités françaises des accords de main-d’œuvre très avantageux pour ses ressortissants [4].
Une procédure lourde et lente
Sur ces difficultés politiques se sont greffées des difficultés techniques : l’Office national de l’immigration (ONI), dont les agents avaient été recrutés à la hâte, n’a pu honorer les prévisions pourtant malthusiennes du Plan Monnet qui, pour l’année 1948, tablait sur l’introduction de 145 000 étrangers à répartir pour 85 000 dans l’agriculture et 30 000 dans les mines. Certes, le soin apporté à la sélection médicale et professionnelle des candidats à l’émigration explique en partie la lenteur du recrutement de la main-d’œuvre étrangère.
Mais cette lenteur est surtout imputable à la procédure de compensation qui joua, elle aussi, contre la politique de repeuplement. Cette procédure visait, comme par le passé, à protéger la main-d’œuvre nationale contre la concurrence potentielle que représentait la main-d’œuvre étrangère. C’est en effet la Direction de la main-d’œuvre qui décidait, en fonction de la situation du marché de l’emploi, s’il y avait lieu d’adresser à l’ONI les contrats d’introduction de travailleurs étrangers, souscrits par les employeurs et centralisés par les directions départementales du travail et de la main-d’œuvre (DDTMO). Avant d’être déféré à l’administration centrale, un contrat devait être revêtu du visa du directeur départemental du travail ; ce visa signifiait d’une part que la DDTMO n’avait pu fournir à l’employeur un travailleur français, d’autre part, que le travailleur étranger serait assuré de conditions de salaire et de logement décentes.
C’est donc l’administration centrale qui faisait jouer le mécanisme de la compensation interdépartementale et interrégionale. L’apposition du visa de la Direction de la main-d’œuvre, avant sa communication à l’ONI, administrait la preuve qu’aucun travailleur français d’un autre département ou d’une autre région n’avait accepté l’offre d’emploi ou qu’il n’avait pas la qualification requise pour occuper cet emploi.
L’échec éventuel de la compensation nationale souligne donc a contrario les insuffisances de la mobilité professionnelle et les défauts de qualification de la main-d’œuvre nationale ; il est aussi un bon indicateur des faiblesses d’une formation professionnelle qui, depuis les derniers soubresauts du régime de Vichy, ne parvenait pas à s’organiser sur des bases rationnelles. Reste que cette procédure très lourde a notablement freiné l’introduction de main-d’œuvre étrangère.
L’ONI en question
Que la réforme de l’ONI ait ainsi constitué, dès avril 1948, un enjeu administratif entre les divers départements ministériels concernés par la politique de l’immigration ne saurait surprendre : l’organisation administrative du recrutement de la main-d’œuvre étrangère ne permettait ni de compenser le départ des prisonniers de guerre ni d’honorer les objectifs quantitatifs et qualitatifs que le ministère du travail et de la sécurité sociale et le ministère de la santé publique et de la population établissaient ou auraient dû établir conjointement. Qui plus est, en ce climat de guerre froide propice à la suspicion, les pouvoirs publics se défiaient du rôle joué par les syndicats français accusés de politiser le recrutement des travailleurs étrangers, et d’écarter les « candidatures intéressantes » pour l’économie française. Cette attitude aurait ainsi joué pour le recrutement des personnes déplacées « dont les meilleurs éléments au point de vue professionnel ont été engagés par les missions anglo-américaines ».
Si tous les départements ministériels représentés au sein du conseil d’administration de l’Office s’accordaient sur la nécessité de réformer cet organisme, des dissensions se faisaient sentir. Invoquant le risque d’un émiettement des responsabilités et désireux de garder son monopole de placement, le ministère du travail, dont le titulaire était Daniel Mayer, était notamment hostile aux prétentions de ses collègues de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, qui souhaitaient posséder leurs propres services de recrutement de main-d’œuvre étrangère ; il se montrait, en revanche, favorable à la suppression de l’Office au profit d’un service extérieur élargi de 600 agents que la Direction de la main-d’œuvre aurait étroitement contrôlés.
Néanmoins, une telle suppression eût réclamé une loi dont la discussion inspirait bien des craintes : évincé depuis mai 1947, le Parti communiste eût sans doute vivement réagi, tandis que la droite en aurait profité pour réclamer la reconstitution de l’ancienne Société générale d’immigration [5], dont les agissements durant l’entre-deux-guerres avaient précisément motivé la création de l’Office en 1945. Quant au ministère des affaires étrangères, sa tradition d’« impartialité » l’autorisait à revendiquer un droit de tutelle sur l’Office et à émettre les plus grandes réserves relativement au projet du ministère du travail : on ne pouvait confier à des fonctionnaires le soin d’effectuer des démarches dans les pays d’immigration, sans exposer directement l’État français à des complications diplomatiques.
Tant et si bien que la présidence du Conseil s’en tint à un prudent arbitrage qui aboutissait à réformer les structures de l’ONI, en écartant de celles-ci les syndicats. Le décret du 20 septembre 1948 clarifie ainsi le rôle de l’Office, en lui confiant la responsabilité des opérations matérielles de recrutement et d’introduction des immigrants et de leurs familles, conformément au plan arrêté par la commission interministérielle de l’immigration.
Placé sous la double autorité des ministres du travail et de la population, l’ONI exécute désormais les directives techniques que lui adressent les deux ministres en ce qui concerne les opérations d’introduction de main-d’œuvre nécessaire aux diverses activités professionnelles, la sélection des immigrants, « compte tenu de leur nationalité d’origine » et de leur situation personnelle, et leur répartition sur le territoire français. Le conseil d’administration ne comprend plus qu’un président nommé par décret en conseil des ministres et six membres représentant les ministères du travail, de la population, des affaires étrangères, de l’intérieur, de l’industrie et du commerce et de l’agriculture. La réforme de 1948 témoigne du souci très net de resserrer administrativement l’organisation matérielle du recrutement, en soumettant l’ONI à une tutelle plus rigoureuse qui le protège de toute ingérence syndicale.
Des nationalités favorisées
En dépit des difficultés rencontrées, la politique de repeuplement par le biais de l’immigration est restée, jusqu’en août 1951, fidèle aux principes qui l’avaient motivée. L’expérience menée dans le cadre du plan « Culture-Famille » [6], en liaison avec l’OIR, témoigne du souci très net de favoriser l’installation de réfugiés, crédités, à raison de leur proximité géographique et de leur caractère « européen », d’un haut degré d‘« assimilabilité ».
L’analyse des circulaires relatives au regroupement familial révèle, dans le même esprit, que certaines nationalités étaient favorisées [7]. C’est ainsi que le ministère de la santé publique et de la population n’accordait son aide financière qu’aux salariés italiens, allemands, polonais, yougoslaves ou à ceux, germanophones, qui jouissaient du statut de « personnes déplacées » [8]. Les immigrants originaires de pays, où l’ONI ne possédait pas de mission, devaient supporter tous les frais afférents au regroupement familial. Afin d’alléger la charge des transferts monétaires sur les finances publiques, les mesures d’incitation se transformèrent très tôt (janvier 1947) en mesures de rétorsion, selon le principe suivant : « Tout travailleur étranger chef de famille qui aura été mis en possession d’un logement familial soit par les soins de l’employeur, soit par les soins de la municipalité ou de tout autre organisme public ou privé devra obligatoirement souscrire une demande d’introduction de sa famille dans des délais qui seront fixés par les accords d’immigration respectifs dont la forclusion provoquera l’arrêt du transfert des allocations familiales » [9].
Inquiets de l’ampleur des migrations en provenance des départements algériens et désireux de contrebalancer la présence des nord-africains sur le territoire, les pouvoirs publics renonceront pourtant, dès août 1951, à mener une politique sélective de regroupement familial : les travailleurs salariés de toutes nationalités bénéficieront alors de l’aide de l’État pour l’introduction en France de leur épouse et de leurs enfants mineurs [10]. Au 31 décembre 1952, 30 000 familles auront été introduites depuis la Libération, soit environ 80 000 personnes. Sans être négligeables, ces chiffres sont sans commune mesure avec les prévisions démographiques très optimistes établies, en 1946, pour remédier au vieillissement de la population : 2 800 000 à 3 000 000 étrangers, composés pour moitié d’adultes de 20 à 35 ans et pour moitié d’enfants [11].
L’incontrôlable immigration algérienne
C’est un fait que l’immigration algérienne a réorienté la politique du repeuplement, en ruinant la hiérarchisation ethnique que Georges Mauco (voir encadré dans « Naturalisations : le bon grain plutôt que l’ivraie ») avait induite entre les diverses nationalités européennes : elle aura polarisé les craintes des pouvoirs publics, tenus d’appliquer un droit républicain qui allait à l’encontre des considérations ethniques dont la politique de repopulation portait la marque.
Obnubilé par la pression démographique qui s’exerçait en Algérie, le Haut Comité de la population s’était bien gardé d’apparenter la main-d’œuvre constituée par les Français musulmans d’Algérie à la main-d’œuvre nationale, persuadé qu’il s’agissait d’une population peu assimilable qui risquait d’altérer fâcheusement les caractères prêtés à la population française. Son opinion était du reste partagée par la sous-direction du peuplement du ministère de la santé publique et de la population, qui n’avait nulle envie de favoriser une immigration familiale d’origine nord-africaine.
Or, l’ordonnance du 7 septembre 1944 et la loi organique du 20 septembre 1947 avaient clairement posé le principe de la libre circulation entre l’Algérie et la métropole, tout en reconnaissant aux Français musulmans d’Algérie sur le territoire métropolitain, les mêmes droits civils et civiques qu’aux Français. Du coup, et compte tenu des conditions de pauvreté en Algérie, des migrations spontanées très fortes se sont développées [12], créant très rapidement les conditions d’un problème de Français musulmans d’Algérie structurel en France. Étant donné le caractère inorganisé de ces migrations, l’échec d’une politique de contrats de travail [13], dont l’absence de coordination entre la Direction de la main-d’œuvre à Paris et la « Direction du travail et de la sécurité sociale » à Alger est en partie responsable, les Français musulmans d’Algérie se sont trouvés, en France, dans une situation voisine de celle que les franges les plus défavorisées du monde ouvrier ont pu connaître au XIXe siècle : jouissant d’une stricte égalité des droits avec les Français de souche, ils n’ont pu bénéficier et ce, malgré l’action de contrôleurs sociaux nord-africains présents dans les services extérieurs du ministère du travail, des conditions de logement et de salaire réservées aux travailleurs étrangers.
La question sociale nord-africaine est donc bien née du hiatus grandissant entre les conditions de vie désespérantes que ces travailleurs sous-qualifiés, très souvent analphabètes et non francophones ont dû affronter, et l’égalité théorique des droits civils et civiques qui leur était légalement reconnue : elle sera à l’origine d’un dispositif d’encadrement multiforme (policier, social et administratif) que se partageront, jusqu’en 1962, le ministère de l’intérieur et le ministère du travail, prompts à s’accuser mutuellement d’empiétement. Elle pèsera, en tout cas, d’un grand poids sur le conflit franco-algérien, quand bien même les services extérieurs de la main-d’œuvre auront tout fait pour appliquer, au bénéfice des Français musulmans d’Algérie, les mécanismes de la compensation nationale.
Tradition assimilationniste contre sélection ethnique
En définitive, la politique de repeuplement qui aurait dû guider, en principe, la politique de l’immigration n’aura pas eu les moyens de son ambition. Le « rééquilibrage » des composantes de la population française qu’elle avait inscrit au cœur de ses préoccupations s’est, en particulier, heurté à des contraintes objectives (pénurie de logements), à des contraintes légales (libre circulation des Français musulmans entre l’Algérie et la métropole), et à la nécessité de répondre aux besoins conjoncturels de l’agriculture et de l’industrie.
Au reste, la déliquescence de la politique de repopulation ne semble pas avoir entraîné la disqualification d’une conception « ethnique » de l’immigration ou même d’une politique de sélection ethnique des travailleurs étrangers. Durant la période qui vient d’être examinée, les responsables administratifs et politiques se sont efforcés d’encourager l’immigration allemande et italienne, tout en aidant financièrement une immigration familiale d’origine européenne, appelée à contrebalancer l’incontrôlable immigration algérienne ; ultérieurement, ils favoriseront la venue d’Espagnols et de Portugais. Ces efforts pour attirer ces populations reposaient sur le préjugé qu’elles étaient culturellement plus assimilables que les populations originaires d’Afrique du Nord ou de contrées plus lointaines. Préjugé tenace que les faits, l’évolution économique, les forces levées par la décolonisation, la porosité grandissante des frontières et la concurrence entre les pays d’immigration sur le « marché » de la main-d’œuvre, n’entameront guère mais rendront indicible. À l’inverse, la tradition républicaine assimilationniste, celle du fameux « creuset français », qui relève en partie d’une reconstruction mythique, a pu être invoquée avec force en tant qu’elle légitimait a posteriori une dérive contrainte que les responsables de la politique migratoire redoutaient en 1945.
À l’idéalisme d’une politique de sélection ethnique, désavouée par les faits, s’est donc opposé un idéalisme républicain, qui s’est employé à justifier une évolution acquise. D’un côté, un discours invalidé qui a donné lieu à des pratiques fidèles à la politique dont il se réclamait originellement, de l’autre un discours validé par la réalité sociale mais incapable de fonder une quelconque politique : c’est peut-être à la jointure de ces deux discours que s’est noué le drame passionnel de l’immigration.
Notes
[1] En 1947, la France totalisait 12 750 000 logements contre 13 350 000 en 1939 et 11 500 000 en 1914. Les besoins en logements étaient estimés à 3 millions.
[2] Bien que les chiffres officiels varient, on peut estimer que la population des prisonniers de guerre était comprise, pour l’année 1946, entre 600 et 800 000 individus.
[3] Voir « Des réfugiés bien encombrants », dans ce même numéro.
[4] Accord du 21 mars 1947 entre la France et l’Italie.
[5] Lettre de Samson, directeur du cabinet de Daniel Mayer, à Georges Mauco, 5 mai 1948.
[6] Cette expérience, commencée en août 1948 (après l’accord du 13 janvier 1948) et financée pour partie par l’OIR, visait l’installation de 1 000 familles. Au 28 février 1949, 410 familles seulement avaient été, depuis octobre 1948, introduites. La contribution de l’OIR prit fin le 31 décembre 1951.
[7] Les étrangers entrés clandestinement mais appartenant aux nationalités évoquées pouvaient aussi prétendre à cette aide, pourvu qu’ils fussent régularisés. La contribution du demandeur s’élevait à 1 500 F, la différence étant versée par l’État. Ce sont les préfets et les directeurs départementaux de la population qui instruisaient les demandes.
[8] Circulaires n ̊ 127 du 5 mai 1947, n ̊ 223 du 12 août 1947, n ̊ 260 et 262 du 26 septembre 1947. À partir de 1950 (circulaire n ̊ 139 du 2 août 1950), les travailleurs salariés de nationalité espagnole bénéficieront de cette aide.
[9] Circulaire du 20 janvier 1947.
[10] Circulaire n ̊ 151 du 23 août 1951.
[11] En 1946, les besoins en main-d’œuvre avaient été évalués à 650 000 travailleurs.
[12] L’enquête réalisée, en 1953, par les services du ministère de l’intérieur fait état de 240 000 « citoyens français de statut musulman originaires d’Algérie », dont 5 000 femmes musulmanes et 15 000 enfants ; de 11 268 Marocains et de 2 143 Tunisiens. En l’espace de cinq années, la population des Français musulmans d’Algérie en métropole s’était accrue de 120 000 personnes, soit une progression de 100 % par rapport à l’année 1949.
[13] L’immigration nord-africaine échappait de fait à la procédure normale du recrutement, dont l’ONI était, s’agissant de la main-d’œuvre étrangère, l’instrument privilégié.
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