Article extrait du Plein droit n° 69, juillet 2006
« Immigration, paroles de trop »
Le racisme, attribut du populaire ?
Sylvain Laurens
Chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Toulouse – Doctorant en science politique (EHESS)
Il existe sans doute de multiples façons de justifier une politique d’immigration restrictive. Les mesures prises à l’égard des migrants peuvent être couramment présentées au public sous l’angle de « l’intérêt économique » national, de la « lutte contre le travail clandestin », de « l’immigration choisie », ou menées en invoquant la « nécessité » de démanteler des filières de « passeurs »…
Parmi cette petite panoplie des discours produits par les gouvernants, hommes politiques ou hauts fonctionnaires pour légitimer leurs décisions en matière d’immigration, certains leitmotiv semblent aujourd’hui en France « aller de soi » tant ils sont avancés avec constance et leurs présupposés ne sont plus discutés. Nous voudrions contribuer à l’analyse de l’un de ces impensés en mettant ici l’accent sur le fait que la plupart de ces prises de position publiques se donnent comme horizon indépassable un supposé racisme des « couches populaires ».
Ces discours émis au nom du « peuple », des « gens qui ont peur » ont émergé dans le débat public bien avant les succès électoraux du Front national. Les années 1970 offrent une focale privilégiée pour analyser dans quelle mesure cette forme de justification est consubstantielle à un mode de gouvernement étatico-national et ne peut se limiter à une explication par le « démagogisme électoral ».
Rares sont les discours officiels ou les responsables politico-administratifs rencontrés dans le cadre de nos recherches [1] qui justifient la politique d’immigration menée en France depuis le début de la décennie 1970 au seul nom de l’augmentation du chômage. Dès 1974, le thème de la « crise économique » est rarement activé seul. Justifiant l’infléchissement d’une politique d’immigration au nom d’une « humeur » du peuple, dès cette époque beaucoup de fonctionnaires-gouvernants font du « Français moyen » le véritable moteur des décisions prises. Cette figure type, prise d’une peur irrationnelle face à l’inconnu, serait spontanément raciste. Ainsi Lionel Stoléru, secrétaire d’État aux travailleurs immigrés entre 1977 et 1981 distingue, dans un de ses ouvrages, différents types de Français moyens, le plus raciste étant sans doute celui de la France rurale :
« Un premier type de Français moyen c’est le Français de la France rurale, de l’époque où l’industrialisation était encore très localisée en France et où le salariat était peu répandu. Ce Français moyen-là, on le trouve encore dans quelques recoins de la France profonde, là où un sou est un sou, où on garde les allumettes après usage, et où on travaille dur pour épargner pour ses vieux jours plutôt que de partir en vacances. Ce Français-là continue à croire aux valeurs traditionnelles. Indépendamment de toute consonance politique, il se reconnaît bien dans le respect du travail, de la famille et de la patrie. Le travail c’est l’effort personnel, c’est l’épargne, c’est le sens de la propriété terrienne en particulier, c’est le positivisme de l’homme pour qui à chaque jour suffit sa peine. La famille, c’est l’appartenance à un clan, à une tribu que l’on défend et qui vous défend, même à contrecourant et à contresens, comme le clan Dominici rassemblé autour du patriarche accusé d’un meurtre. C’est aussi le rejet de l’étranger, Français venu d’ailleurs ou a fortiori, immigré. La patrie, c’est la fidélité au drapeau, le sens de l’honneur, le goût de l’ordre, de l’ordre établi, et le respect de la loi, juste ou moins juste. Le Français moyen utilitariste n’a pu ni comprendre ni accepter qu’on brûle des voitures en mai 1968 : attentat contre l’ordre établi d’abord, mais surtout hérésie contre le fruit du travail et de l’économie que symbolise la voiture » [2] [3].
Le « Français moyen » est parfois situé par rapport à un contexte social aux contours plus ou moins flous, la France rurale dans l’exemple ci-dessus. Mais il peut à d’autres moments faire l’objet d’une désignation encore plus vague. Le « on » et le « nous » sont souvent utilisés, sans qu’il soit précisé de qui il s’agit. Ainsi Paul Dijoud, secrétaire d’État aux immigrés en 1974 dénonce, dans le cadre d’un entretien, le fait que « dans certains milieux on commençait à s’interroger pour savoir si ces étrangers ne volent pas le pain et les emplois des Français. On s’interroge sur cette présence étrangère et en même temps on se dit “pourquoi il n’y a plus de Français dans les mines ?” » [4] avant de conclure sans donner plus de précision qu’« une France était choquée » par son action.
Le « Français moyen », comme le rappelle un responsable de l’ICEI, future ADRI (agence pour les relations interculturelles), serait « inquiété » par tout ce qui était inconnu car « ce qui est inconnu semble menaçant, ce qui est connu est plus sympathique. C’est quand même incroyable, les Français vont à Djerba en touristes, ils trouvent les Tunisiens super, mais quand ils sont en France… ». Ce racisme populaire pourrait d’autant plus facilement être réactivé que la France connaît « une crise » et dès la fin des années 1970, le politique en appelle à un sursaut moral : « Je lance un appel aux Français pour que, par delà les difficultés de chacun dans une période de crise difficile, ils n’oublient pas la longue tradition de notre pays d’être une terre d’accueil et de respect de la dignité de l’homme [5] [6]. »
Les ventriloques du populaire
Cette faculté des fonctionnaires-gouvernants à se muer en ventriloques du populaire peut les conduire à aller très loin dans la verbalisation de propos racistes : « L’incompréhension des Français provient largement de la manière dont s’est développée l’immigration ces dernières années. La population étrangère a crû très vite, et les Français ont eu le sentiment confus d’être soumis à une sorte d’invasion, et donc d’être dépossédés de leur sol. L’immigré viendrait ainsi prendre notre travail, notre logement... et même nos filles et nos femmes. » [7] [8]
Pour être dénoncés, les « préjugés » du peuple doivent être « dits » : « Les réactions des Français mal à l’aise ont eu tendance à être passionnelles. Un mur, fait d’indifférence et parfois de peur, s’est établi, favorisé par de vieux préjugés sur la saleté de l’Arabe ou la nonchalance de l’Africain. » [9]
Cette hostilité générale pour l’étranger, se double, pour ce « peuple » vu par les gouvernants, d’une hostilité particulière pour l’« Arabe », figure réifiée qui susciterait un ressentiment particulier. Le politique se devrait alors d’être conscient de l’existence de « préjugés qui tracent de l’Arabe un portrait très déplaisant et font de lui un personnage sale, fourbe et brutal. Tout ce qui concerne « l’arabe », vocabulaire, injures, plaisanteries est toujours péjoratif et dur ». « Dans l’opinion commune, les visions répandues de l’immigré sont soit celle de l’Arabe travaillant dans les chantiers publics, soit celle du désoeuvré jouant au domino dans un café du quartier Barbès » [10].
Pour les dirigeants de l’époque, ces visions répandues de l’immigré pourraient avoir un fond de vrai mais elles sont bien souvent trop outrancièrement caricaturales : « Dans l’esprit des Français, l’immigré se confond souvent avec l’Arabe, parfois avec l’Africain noir. Alors se réveillent de très anciens préjugés : l’immigré a le teint basané, il est sale, il vit au milieu d’une marmaille bruyante. La réalité peut être tout autre, les Maghrébins peuvent n’être qu’un million et demi et les Africains noirs 80 000 sur les quatre millions d’étrangers. Dans la rue, dans le métro, les Français ont tendance à ne voir qu’eux. » [11]
Cette hostilité populaire et diffuse vis-à-vis de l’« étranger » en général exercerait une pression continue sur les décideurs, une pression qui, lorsque l’on interroge les responsables politiques et administratifs, ne peut en réalité s’effectuer que par très peu de biais. Le courrier reçu est un argument souvent avancé en entretien. Les missives envoyées par le peuple enjoindraient le politique à exercer son rôle avec plus de rigueur. Ainsi, comme le relate cet ancien membre de cabinet ministériel du secrétariat d’État à l’immigration, les lettres de menaces ou tout simplement de mécontentement seraient fréquentes et prises en compte par le décideur : « On avait conseillé à Paul Dijoud d’aller à cette émission « lui ». En général c’étaient d’autres qui y allaient… mais on lui avait dit : il faut y aller, et il faut que vous montriez à l’opinion publique que vous savez faire la part des choses et que vous n’êtes pas le représentant des immigrés au sein du gouvernement. Vous êtes un membre du gouvernement de la République et que quand les immigrés disent des choses qui ne sont pas exactes ou qui ne sont pas justes, pas fondées… vous le dîtes. Il l’a fait… parce qu’il fallait le faire… vous voyez ce que je veux dire… ça ne lui plaisait pas mais il l’a fait… Et on a reçu du courrier nous disant… “ah quand même c’est bien”… mais ça devenait difficile. » [12]
Les sondages ou les faits divers racistes avancés par les médias peuvent jouer un rôle similaire et être aussi parfois avancés… Mais ils sont toujours cités sous l’angle de la généralité, jamais avec précision. Pour la plupart des fonctionnaires-gouvernants ou responsables politiques rencontrés, les « préjugés » doivent être pris en compte quand l’on conduit une action publique. Mais il ne s’agirait pas d’être uniquement passif face à cette « pression », l’homme politique devrait la comprendre et tenter de la « modérer ».
Pour combattre ce racisme spontané, pour tenter de le modérer, il faudrait donc éviter les « concentrations » mais aussi, d’autre part, mener une action pédagogique en direction des masses (thème récurrent et justifiant la création d’offices d’information sur les immigrés, par exemple [13]. Du point de vue des hauts fonctionnaires rencontrés, c’est alors le défaut d’instruction des classes populaires qui poserait problème. Lutter contre l’ignorance permettrait de faire reculer le racisme spontané. Les responsables politiques souhaitant que leurs « compatriotes aient une autre idée des immigrés que celle qu’ils se font [14] [15]. » Il incombe aux gouvernants de « déplacer des préjugés, montrer aux Français que les immigrés n’étaient pas un peuple d’ignorants. Que l’ouvrier qui travaillait à la chaîne faisait partie de la frange la plus pauvre mais que les cultures étaient belles. » [16] [17]
« L’effort à mener doit être pédagogique » [18] [19] mais celui-ci peut être entravé, « empoisonné par le poids des préjugés et des habitudes » [car] « l’immigration est un choc, tant pour celui qui vit ce déracinement et ne peut pas ne pas en souffrir, que pour celui qui voit arriver chez lui l’étranger. » [20] [21]
Mais cette lutte contre le racisme spontané qui emprunte les formes d’une pédagogie et d’une sensibilisation des masses populaires peut avoir pour corollaire la nécessaire non visibilité de l’aide sociale en faveur des migrants (pour « ne pas exacerber d’éventuelles tensions »). Ainsi, un responsable de la Commission nationale pour le logement des immigrés (CNLI) confie : « Notre opinion était de dire “moins on parle de nous… mieux c’est”… L’immigration c’est tellement difficile, délicat à présenter comme problème que c’était pas la peine de faire... ». On pourrait également évoquer cet entretien du 21 décembre 1970 avec Michel Massenet, alors Directeur de la population et des migrations qui, interrogé sur le thème de la communication autour de l’action de l’État en direction des immigrés précise que, selon lui, « la plus grande discrétion doit être de mise pour tout ce qui concerne les réalisations sociales à l’attention des migrants. » [22]
Enfin, autre élément récurrent dans le discours, les mesures de restriction des entrées sont prises justement au nom d’une lutte contre la progression des extrémismes politiques (qui prendraient corps sur le substrat favorable qu’offrirait ce racisme populaire et spontané). L’extrémisme est toujours mis à distance tant dans les documents officiels que dans le cadre des entretiens. L’idéologisme doit être combattu, mais certaines notions peuvent être reprises si elles sont utilisées avec précaution : le pragmatisme, la « gestion », « le fait de se retrouver aux manettes », « sur le terrain » obligeant à un retour au réel que n’auraient pas à connaître les « intellectuels ».
Un mépris de classe
Cette ancienne responsable de la communication au sein d’un cabinet ministériel, militante maoïste dans sa jeunesse décrit bien ce retour au « pragmatisme » : « J’étais toujours dans la contestation mais aussi dans le pragmatisme. Quand vous allez à Marseille dans le quartier où il y a beaucoup d’immigrés vous voyez… et c’est bien là-dessus que le FN a fait son pain blanc, vous voyez ce que cela représente d’avoir des chômeurs français d’origine et des immigrés qui travaillent dans des conditions difficiles mais qui travaillent et qui font la fête la nuit, qui font l’Aïd, qui tuent le mouton, qui chantent, des Africains, etc… Les deux coexistent, il y en a qui ont du boulot, y en a qui ont pas de boulot, pourquoi ? Parce qu’on sait pourquoi nous… enfin, vous le savez si vous êtes honnête : l’un accepte de vivre de chômage et l’autre il s’en fout de travailler comme une bête. Et ça, ça crée des conflits et l’électorat Le Pen, il est dans cette couche populaire. Le Pen, il a pris sur le Parti communiste, il n’a pas pris sur les gens de droite […] Il a réussi à convaincre des communistes de devenir extrême-droite, donc moi… »
Selon ces acteurs, nier le racisme populaire serait faire preuve d’intellectualisme : « ces barrières qui empêchent le dialogue doivent être examinées avec prudence et mesure. Les grands mots – racisme, culpabilité, répression –, que brandissent avec une certaine délectation les esprits des bords de la Seine, sont sans doute ce qu’il y a de plus dangereux dans ce domaine. » [23]Le « racisme populaire » justifierait sous cette forme une mise à distance d’une réflexivité « bourgeoise », « lettrée » et éloignée des réalités – des réalités que seuls ceux qui auraient à « gérer » pourraient connaître.
Ce extraits où les responsables politiques ou administratifs parlent au nom du « populaire » reflètent une construction artificielle, un découpage bien commode qui ne nous renseigne en rien sur la mise en pratique de tels discours par les hauts fonctionnaires et sur la réalité de l’attitude des « classes populaires » (construction qu’il faudrait elle-aussi interroger) à l’égard des étrangers. Il nous permet simplement de vérifier au passage la persistance d’un « tranquille mépris pour l’“irrationalité” des conduites populaires pratiqué par les couches technocratiques qui servent les États modernes » [24]. Ce mépris de classe devrait prêter à réflexion. Mais loin d’ouvrir une stigmatisation commode des « dirigeants » ou des « élites », ce constat devrait plutôt amener à une interrogation sur le fonctionnement modal d’un appareil bureaucratique, qui ne peut justifier son action qu’au nom d’un « peuple » – acteur n’existant le plus souvent qu’à l’état de sujet parlé.
Dans le sillage de cette réflexion, il conviendrait aussi de s’interroger sur les éventuelles porosités entre ce discours politico-administratif et certains travaux de sociologues ou d’historiens. Peut-être, alors, serait-il possible de mettre en lumière l’impensé de tant d’enquêtes, souvent initiées à partir de commandes publiques, qui s’attachent à étudier la « xénophobie en banlieue » ? Les études sur la « France raciste » se focalisent le plus souvent sur les « classes populaires » sans prendre en compte l’ensemble d’un processus de domination étatico-national qui place certains acteurs en position de « dire » les autres, privant ainsi une partie entière de la société de la définition d’elle-même.
Notes
[1] Ces réflexions sont extraites d’une thèse menée à l’EHESS sous la direction de Gérard Noiriel portant sur les rapports entre haute fonction publique et immigration en France. La période étudiée avec plus de précision dans le cadre de cette recherche s’étend entre la fin de la guerre d’Algérie et l’alternance de 1981.
[2] Lionel Stoléru, La France à deux vitesses 1982, éditions Flammarion, p. 8.
[3] Lionel Stoléru, La France à deux vitesses 1982, éditions Flammarion, p. 8.
[4] Entretien avec Paul Dijoud, 2004.
[5] Lionel Stoléru, « Communiqué de presse », 1977, Hommes et Migrations Documents, n° 927, p. 28.
[6] Lionel Stoléru, « Communiqué de presse », 1977, Hommes et Migrations Documents, n° 927, p. 28.
[7] Paul Dijoud, « Instaurer des relations nouvelles en Français et immigrés », Hommes et Migrations, n° 908, 1976, p. 16.
[8] Paul Dijoud, « Instaurer des relations nouvelles en Français et immigrés », Hommes et Migrations, n° 908, 1976, p. 16.
[9] Introduction de Paul Dijoud, p. 21.
[10] idem p. 25.
[11] idem p. 15.
[12] Entretien avec un ancien conseiller technique de Paul Dijoud.
[13] Création du Centre d’étude et d’information sur l’immigration (CEDIM) en 1976.
[14] Entretien avec un autre membre de cabinet ministériel, secrétaire d’État à l’immigration.
[15] Entretien avec un autre membre de cabinet ministériel, secrétaire d’État à l’immigration.
[16] Ancien responsable de l’ICEI, future ADRI.
[17] Ancien responsable de l’ICEI, future ADRI.
[18] Secrétariat d’Etat aux travailleurs immigrés, La nouvelle politique d’immigration, op. cit. p. 153.
[19] Secrétariat d’Etat aux travailleurs immigrés, La nouvelle politique d’immigration, op. cit. p. 153.
[20] Paul Dijoud, « Instaurer des relations nouvelles en Français et immigrés », Hommes et Migrations, n° 908, 1976, p. 16.
[21] Paul Dijoud, « Instaurer des relations nouvelles en Français et immigrés », Hommes et Migrations, n° 908, 1976, p. 16.
[22] Françoise Birnhloz et Giuseppe Callovi, « Mass-Media et immigration en France », Mémoire de fin d’études à l’Ecole Française des attachés de presse, 1971, entretien retranscrit en annexe (CIEMI)
[23] Paul Dijoud, « Instaurer des relations nouvelles en Français et immigrés », Hommes et Migrations, n°908, 1976, p16
[24] Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989, p. 31.
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